« Je suis un mensonge, un mensonge qui dit toujours la vérité », écrivait Jean Cocteau. Un poète et un policier ont ceci de commun qu’ils n’entretiennent parfois avec la réalité que des rapports de pure convenance. Dans un poème comme dans un procès-verbal, l’essentiel est d’en dire le moins possible et surtout le mieux possible – le récit dût-il, pour y parvenir, s’accommoder de quelques petits arrangements avec la réalité. Devant les tribunaux, la règle (écrite nulle part et par personne) est que l’intérêt d’un procès-verbal de police s’apprécie moins à l’aune de l’authenticité des faits qu’il rapporte, qu’à celle de la régularité de la procédure dont il atteste.

Pour se mettre du coeur à l’ouvrage, les agents de police rédigent tout seuls le procès-verbal dit « de saisine », lequel engage toute la procédure. Lors d’une enquête de flagrance, telle que celle visant un étranger en situation irrégulière, le « PV d’interpellation » a la particularité de n’être pas signé par le principal intéressé : l’individu qui vient d’être arrêté. Généralement, il n’en découvre l’existence et le contenu qu’à l’audience devant le tribunal, lorsqu’il est bien trop tard pour protester. Et s’il n’est pas content de la retranscription établie par les policiers ? Eh bien, comme disait Coluche dans son sketch sur «Le flic» : « Ils peuvent porter plainte. Remarquez, faudrait qu’ils viennent au commissariat pour porter plainte. Je les plains les mecs… »

Pour se donner du courage, certains magistrats flicophiles, afin de valider des procès-verbaux abracadabrantesques, pérorent qu’ils s’interdisent systématiquement de remettre en cause le moindre mot d’un procès-verbal (fautes d’orthographe comprises ?) Car, selon eux, « les procès-verbaux de police valent jusqu’à inscription de faux » (et la marmotte,  ?) En fait, par application de l’article , le procès-verbal d’interpellation vaut à titre de simples renseignements. Mais, et c’est heureux pour la police, tout le monde s’en contrefiche.

 

Ainsi, un beau matin de l’été 2011, lorsqu’il est contrôlé dans la rue par les services de la Police aux frontières (P.A.F.), Monsieur Fatih B., un ressortissant algérien en situation irrégulière sur le territoire, ne sait pas encore que cette opération de routine va faire l’objet d’une scrupuleuse retranscription par les fonctionnaires qui ont vérifié son identité. Après l’avoir conduit au commissariat, les policiers rendent compte de leurs opérations, dans un procès-verbal intitulé « saisine-interpellation ».

Ce , cosigné par les trois agents, est remis à l’officier de police judiciaire, puis transmis à la préfecture. A l’issue de son audition par les services de la PAF, Monsieur Fathi B. est expédié manu militari dans un centre de rétention, en vue de son éloignement vers son pays d’origine. Lorsque cinq jours plus tard, se tient l’audience dite « de reconduite frontière » devant la juridiction administrative, son avocate prend enfin connaissance, parmi les pièces du dossier que la préfecture a adressé au tribunal, des fameux procès-verbaux de saisine et d’audition de Monsieur Fathi B.

Sur le , les trois agents ont fidèlement rendu compte de « l’interpellation » du sans-papier, soupçonné d’avoir commis l’infraction de « séjour irrégulier », et consciencieusement consigné qu’ils l’avaient « agrippé par le bras » afin de l’empêcher de « prendre la fuite » pendant qu’ils l’emmenaient au commissariat. Mais sur le second document, tout au contraire, l’enquêteur rapporte que l’étranger en situation irrégulière aurait été « librement » entendu au commissariat, après être « venu en nos services sans contrainte ». Pourtant, selon Monsieur Fathi B., il n’aurait jamais été informé qu’il s’agissait d’une « audition libre » et qu’il pouvait d’ailleurs quitter le commissariat « à tout moment », après avoir dit au policier de faction devant la porte de se pousser un peu et s’être faufilé entre les portes blindées dont l’ouverture est actionnée à distance. En quelque sorte, après une « interpellation libre » (c’est nouveau, ça vient de sortir), il aurait subi un léger interrogatoire au cours duquel il aurait été retenu à l’insu de son plein gré.

Hélas, devant le tribunal administratif, de telles irrégularités de procédure ne peuvent être invoquées qu’en pure perte. Cette juridiction, dont la tâche est d’apprécier la légalité des décisions préfectorales, s’interdit absolument de connaître des conditions d’interpellation d’un administré (CE 23 février 1990, Sioul). Seul un magistrat judiciaire, en l’occurrence le juge des libertés et de la détention, est compétent pour sanctionner [les bavures policières] l’exercice irrégulier de prérogatives de puissance publique (Cass. Civ. 2e, 28 juin 1995, Bechta).

Qu’à cela ne tienne ! Dès le lendemain, la même avocate se retrouve devant « l’autre juge », le judiciaire, qui va voir ce qu’on va voir, et surtout ce qu’elle-même a déjà vu dans les documents qu’elle a consulté au tribunal administratif. Mais devant le juge des libertés et de la détention, qui a reçu à son tour de la préfecture le même dossier, l’avocate de l’étranger ne trouve plus rien à reprocher à la procédure… Et pour cause : car dans le procès-verbal de saisine, circulez, il n’y a plus rien à voir !

Le s’intitulait « SAISINE-INTERPELLATION ». Tandis que le s’appelle maintenant « SAISINE Procés verbal de mise à disposition ». Ils ont tous deux été rédigés par les mêmes agents, à la même heure, et ils décrivent les mêmes faits qui se sont déroulés au même endroit et au même moment. Mais si le premier compte-rendu, qui a été remis au juge administratif, encourrait la critique, la seconde mouture, qui a été ultérieurement communiquée au juge judiciaire, est purgée de toute anomalie. La version 2.0 est « judiciairement correcte » : elle n’évoque plus ni interpellation, ni infraction, ni contrainte, ni risque de fuite. Même les signatures, apposées par les trois agents verbalisateurs en bas de chaque page, ne sont plus les mêmes !

Très fort : une administration de la République [bananière] française peut ainsi, sans la moindre malice, transmettre successivement à deux juridictions différentes deux procès-verbaux de police différents : un vrai, un autre faux.

Le juge des libertés et de la détention, circonspect, rend une mesurée : « la valeur probante de la procédure qui nous est transmise à l’appui de la requête est légitimement remise en cause ; un doute subsiste sur les conditions réelles du déroulement de la vérification d’identité de l’intéressé et de son audition par les services de police ». La régularité de cette procédure n’étant qu’apparente, le magistrat rejette la requête du préfet. Ni ce dernier, ni le parquet n’interjettent appel : l’étranger est libéré.

 

La morale de cette histoire ? Laissons-là au poète : « Le mensonge attire toujours des ennuis épouvantables et on se prend les pieds dedans et on trébuche et on tombe et tout le monde se moque de vous. » Monsieur Cocteau est trop bon ! En justice, ces genres de « moqueries » sont plus fréquemment appelés ”  ” ou ” tentative d’ “, et qualifiés crime ou délit. Mais, et c’est heureux pour la réputation de la République [bananière] française, tout le monde s’en contrefiche. Ce qui est dans l’ordre des choses : l’important pour l’auteur d’une bavure, c’est de se savoir couvert.