Du temps de l’inspecteur Javert, les policiers pouvaient égayer leurs procès-verbaux d’arrestations de Roms de considérations toutes personnelles. Le genre : « Avisons un individu de type Romanichel, tenant dans la main une forme oblongue que nous identifions comme étant un œuf. Les Roms étant tous des voleurs de poules, et au surplus, qui vole un œuf vole un bœuf, interpellons l’individu pour des faits de tentative de vol d’une future poule, et de vol d’un bœuf. »

Las ! Les juridictions françaises et internationales sont venus rappeler, poliment mais fermement, que le principe d’égalité, ce n’est pas du flan ; et que les contrôles au faciès, ce n’est pas du Flamby (quoique…) Dorénavant, les agents ne contrôlent plus jamais des « individus de type Rom ». A la place, ils vérifient l’identité « d’individus de type Roumain ». L’astuce ne trompe personne, et fait consensus, chez les agents verbalisateurs qui rédigent, les officiers de police judiciaire qui transmettent, les parquetiers qui ne disent mot et consentent, et les tribunaux qui font ceux qui ne remarquent rien. Ce n’est plus de la romaphobie, c’est tout au plus de la roumanophobie – ce qui change tout.

 

Prenons le cas de Monsieur Virgil C., un Rom de 32 ans : casier judiciaire néant, inconnu des services de police, de gendarmerie et de justice. En Roumanie, les malheurs se sont abattus sur ce père de sept enfants, dont l’épouse est gravement malade. Venu en France « parce qu’il n’a pas de maison » et « pour gagner un peu d’argent », il fait la manche à Lille depuis quinze jours. Mais en ce froid matin de décembre, son fils de trois ans n’a pas voulu rester avec ses oncles dans le camp de caravanes. Pour apaiser les pleurs de l’enfant, Virgil l’a donc emmené avec lui. Et voilà comment, dans la France du 21e siècle, en moins de temps qu’il n’en faut pour lire un chapitre des Misérables, un Rom peut se retrouver fiché au casier judiciaire.

Virgil vient donc poser ses fesses et sa sébile en plastique devant la gare. Son fils est assis sur ses genoux. Comme il ne fait pas chaud, Virgil frictionne les pieds de l’enfant. A cet instant vient à passer, dans sa tenue bourgeoise, un représentant de la loi, l’ordre, et la morale [biffer les mentions inutiles].

Le Brigadier/Chef consigne scrupuleusement dans son que l’individu est « de type Roumain » – c’est le premier élément qui ait fixé son attention. Voyant l’enfant, il enjoint son père de « quitter les lieux et de rejoindre son domicile afin d’assurer une protection pour son enfant ». A la surprise du brave pandore, le bourreau d’enfant refuse d’obtempérer ! Quelques minutes plus tard, retour du Brigadier/Chef, renforcé de ses collègues en grand uniforme. L’enfant, silencieux et amorphe, est confié aux sapeurs-pompiers. Son père, qui crie beaucoup, est jeté dans le panier à salade.

Pour la police, l’affaire est claire. Retirer ses chaussures à un enfant par temps froid est constitutif de l’infraction de « privation de soins », prévue par l’article du Code pénal, réprimée par 7 ans de prison et 100 000 € d’amende. Si vous faites de la luge avec votre gamin, vous êtes prévenu. Si vous êtes montagnard, vous êtes foutu. C’est ce qu’on appelle la tolérance « zéro degré ».

 

Au commissariat, par l’intermédiaire d’un interprète, le Rom subit un serré.

Pourquoi l’enfant était-il déchaussé ?

– Pour lui frotter les pieds. D’ailleurs, je lui avais mis deux paires de chaussettes, et j’avais pris une couverture.

Pourquoi ne pas avoir obéi au policier et avoir refusé de rentrer chez vous ?

Je ne parle pas français. Il m’aurait dit « Va somez sa parasiti acest loc si sa va întoarceti la domiciliul dumneavoastra pentru a putea asigura protectia copilului dumneavoastra. », j’aurais compris.

Pourquoi l’enfant est-il resté silencieux ?

– Il m’a dit qu’il avait peur de la police.

Et vous, pourquoi avez-vous crié ?

– Je ne comprenais pas pourquoi ils me prenaient mon enfant. , fallait pas qu’il s’en aille, yohoho !

 

A l’hôpital, le médecin légiste, requis par la police pour examiner le petit garçon,  : « Il est en bon état général apparent et son état n’inspire aucune inquiétude ». Le service pédiatrique partage cet avis, prescrit pour seul et unique traitement… un bon bain, et recommande « le retour au domicile » de l’enfant. Au vu des avis médicaux, le parquet décide, fort logiquement, de lever l’ordonnance de placement provisoire de l’enfant, et de mettre fin à la garde à vue du père.

A ce stade de la procédure, le procureur a le choix entre saisir la juridiction correctionnelle ou classer sans suite. La tradition veut que lorsqu’une personne est interpellée pour la première fois, suite à une infraction mineure, elle fasse l’objet d’un simple rappel à la loi (art. du Code de procédure pénale). Cet usage se perpétue depuis l’antiquité : De minimis non curat praetor (le juge ne doit pas s’occuper des causes insignifiantes). Mais, le parquet, qui est farceur, préfère parfois appliquer son propre adage : Pergo ergo sum (je poursuis, donc je suis). Au nom de « l’opportunité des poursuites », rien n’interdit au ministère public de faire condamner un Rom coupable d’avoir tendu un câble entre le poteau EDF et la roulotte familiale ; d’avoir récupéré pour 30 € de fripes dans un conteneur de récupération ; de s’être approprié sans permission pour 10 € de ferraille dans une décharge publique ; ou d’avoir

A sa sortie du commissariat, M. Virgil C. se voit donc remettre son enfant… ainsi qu’une convocation en justice. Ainsi donc, le parquet (un, indivisible, et exempt de toute contradiction) a décidé deux choses. Article 1 – Cet homme est un père indigne. Article 2 – En conséquence, il faut lui rendre son enfant.

 

Quelques mois plus tard, devant le tribunal, le procureur réclame à l’encontre de M. Virgil C. l’application de l’article du Code pénal. L’infraction y est définie comme le fait de priver un enfant de soins « au point de compromettre sa santé ». La loi du 18 mars 2003 («loi Sarkozy») a ajouté au texte une disposition anti-Roms : « Constitue notamment une privation de soins le fait de maintenir un enfant de moins de six ans sur la voie publique dans le but de solliciter la générosité des passants. » Afin de faciliter la répression, la loi de 2003, texte spécial, a édicté que lorsqu’un enfant est utilisé pour mendier, la privation de soins est présumée… Mais il reste ensuite au tribunal (d’où l’adverbe « notamment ») à établir qu’il a été porté atteinte à la santé du bambin : retour au texte général. Voilà le type même d’une loi d’annonce, plus bête que méchante.

Le ministère public explique à la barre que le retrait des chaussures permet de caractériser cette privation de soins (première condition), qui a nécessairement dépassé le seuil à partir duquel il était porté atteinte à la santé de l’enfant (seconde condition). Le tribunal suit à la lettre les réquisitions du parquet, et considère dans son que « la santé de l’enfant était potentiellement compromise ». Les magistrats en profitent pour saluer l’action des policiers, lesquels « n’avaient pas à attendre ou deviner que l’enfant ait subi des gelures aux orteils pour intervenir ».

Effectivement, les policiers avaient raison : ils étaient en droit d’intervenir pour s’assurer que la santé de l’enfant n’était pas compromise.

Et les magistrats avaient tort : ils ne pouvaient condamner le père qu’après avoir établi que la santé de l’enfant avait été réellement, et non « potentiellement », compromise.

 

A l’audience d’appel, le ministère public requiert la confirmation du jugement de condamnation. Il réclame en outre que la peine de trois mois avec sursis prononcée en première instance soit transformée en prison ferme, et s’interroge à voix haute sur la possibilité d’y ajouter une interdiction du territoire.

Ca commence à faire cher de la double paire de chaussettes.

La Cour, s’écartant soigneusement de toute considération morale ou politique, et suivant la dégagée par la , rend un qui ne contrariera que les non-juristes : « l’enfant, âgé de moins de 6 ans, a été maintenu sur la voie publique dans le but de solliciter la générosité des passants. Il a, ce faisant, été privé de soins. Mais il ne ressort, ni de ces constatations, ni des conclusions du médecin légiste requis pour l’examiner, ni d’aucun autre élément de la procédure, que cette privation de soins a eu pour effet de porter atteinte à la santé du mineur ».

Relaxe de l’individu, bien que de type roumain.