A l’aube du jeudi 9 août 2012, en une poignée d’heures, deux cents Roms ont été chassés manu militari des terrains qu’ils occupaient depuis deux ans à Lille et Villeneuve d’Ascq, à la demande des propriétaires des parcelles : Lille Métropole Communauté Urbaine (L.M.C.U.) et l’Etat français. La manière dont s’est déroulée l’expulsion de ces familles pauvres rappelle irrésistiblement le mot d’Albert Londres, lorsqu’il écrivait en 1923 à propos des bagnards des îles du Salut : « La loi permet de leur couper la tête, non de se la payer ».

Certes, la loi permettait à l’Etat et aux collectivités locales, au terme d’une action judiciaire, de jeter en deux heures de temps deux cents personnes sur les routes. Le ministère de l’Intérieur Manuel Valls s’en est d’ailleurs félicité dans un communiqué : « les opérations de démantèlement de campements illicites se déroulent toujours en exécution de décisions de justice ». C’est exact. Mais les procédures mises en œuvre par l’Etat et L.M.C.U., visant à obtenir les décisions précitées, ont-t-elle été menées de manière équitable, respectable, loyale ?

 

La première réserve tient au choix de la procédure qui a été suivie : civile plutôt qu’administrative. La première est prévue par le livre IV du code des procédures civiles d’exécution ; la seconde par la loi du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage. Le tribunal administratif de Lille a rappelé récemment (10 août 2012, n°1204515) que la procédure administrative avait bien vocation à s’appliquer aux Roms migrants. Ses articles 9 et 9bis prévoient la marche à suivre en cas de stationnement illicite de caravanes ou d’abris de fortune, lorsqu’il est « de nature à porter atteinte à la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques » – ce qui était précisément soutenu par l’Etat et L.M.C.U.

Lorsque la procédure administrative est préférée, le préfet doit tout d’abord adresser aux occupants une mise en demeure de quitter les lieux. Avec cette précision d’importance : « La mise en demeure est assortie d’un délai d’exécution qui ne peut être inférieur à vingt-quatre heures ». Durant ce répit, les occupants ont la possibilité de saisir le président du tribunal administratif d’un recours suspensif à l’encontre de la mesure, aux fins notamment d’obtenir des délais supplémentaires. En revanche, si le juge n’est pas saisi ou confirme la décision administrative, le préfet peut procéder à l’exécution forcée de la mise en demeure non suivie d’effet.

Si la loi du 5 juillet 2000 avait été privilégiée, les deux cents Roms auraient bénéficié d’un sursis, même bref, et auraient pu être entendus par un juge avant la mise en oeuvre de l’expulsion. Au lieu de quoi, l’administration communale et préfectorale ayant préféré la voie judiciaire, ces familles ont eu le droit, à six heures du matin, d’essayer de parlementer avec cent cinquante C.R.S. venus les expulser, ce qui constitue – il faut en convenir avec la Cour européenne des droits de l’Homme – un droit purement théorique et illusoire. Il est regrettable que la présidente de L.M.C.U., Martine Aubry, ait choisi de ne pas recourir à cette procédure considérée comme adaptée et équilibrée… d’autant plus qu’elle faisait partie des signataires de la loi du 5 juillet 2000, en sa qualité de ministre de l’emploi et la solidarité.

 

La seconde objection tient à la manière dont la procédure choisie a été menée. Lorsqu’un propriétaire privilégie la voie civile – ce qui est son droit le plus strict -, il doit encore s’attacher à respecter ce principe juridique fondamental : le contradictoire.

La procédure civile laisse au demandeur, usuellement désigné comme le « maître du litige », toute latitude pour organiser « son » procès, sous réserve qu’il mette tous ses soins à « observer le principe de la contradiction », dont le juge est lui-même garant « en toutes circonstances » (art 16 CPC). Les parties doivent être mises en état de connaître « les moyens, les explications et les documents» qui leurs sont opposés, d’en produire d’autres en réponse, d’en débattre publiquement, afin que la décision qui sera rendue par le magistrat soit juste et éclairée. Respecter le contradictoire, c’est honorer tout à la fois son adversaire, le juge, et soi-même.

Ce socle procédural supporte peu d’exceptions, qui ne doivent être envisagées que lorsque « le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse » (art. 493 CPC) : ce sont les hypothèses du défendeur qui ne veut pas comparaître, se cache, ou refuse de donner son nom. Ainsi, il est possible d’écarter le principe du contradictoire lorsque les occupants d’un terrain ont refusé catégoriquement de décliner leur identité à l’huissier qui s’était rendu à deux reprises sur les lieux (Cour d’appel de Paris, 6 novembre 2002). En revanche, ce n’est pas possible lorsque l’huissier, après avoir constaté la présence d’un nombre important de personnes, renonce à relever leurs noms au motif que son stylo fuit et qu’il a oublié de prendre une cartouche d’encre de rechange. Finalement, tout dépendra de la manière dont est rédigé le procès-verbal, qui est produit par le demandeur devant le tribunal, comme preuve de sa bonne foi et de son impuissance à organiser un débat contradictoire.

Pour convaincre le magistrat qu’elle avait vainement fait toute diligence afin de connaître l’état civil des occupants de son terrain, L.M.C.U. a produit deux documents rédigés par des employés de mairie de Lille et Villeneuve d’Ascq, agents de police municipale de leur état, qui sont catégoriques : « Il a été impossible de relever l’identité des personnes occupants le terrain en question, les agents de police municipale n’ayant pu seulement comprendre [sic] que les personnes en cause appartenaient à la communauté Roumaine ».

Si les employés municipaux disent qu’ils n’ont pu communiquer avec les Roms, c’est qu’on leur a dit de le dire c’est sans doute la vérité. Mais elle n’est pas toujours bonne à dire, surtout lorsqu’elle revient à expliquer que depuis deux ans, aucun des policiers municipaux de Lille ni de Villeneuve d’Ascq n’a lu la moindre gazette, ni regardé aucun journal télévisé, ni constaté de ses yeux la présence de deux cents ressortissants roumains sur le territoire des communes qu’ils sont censés surveiller. Mais alors, quels dégourdis ! Ils auraient mieux fait de prendre exemple sur leurs homologues de La Madeleine, qui dans le même temps étaient chargés de dresser des procès-verbaux de contravention aux arrêtés anti-mendicité du maire. Sans la moindre difficulté, les policiers municipaux de La Madeleine ont pu relever les identités complètes de dizaines de Roms roumains et bulgares ; ce qui est à la portée du premier venu, puisque tous ces ressortissants communautaires sont en possession d’une pièce d’identité, laquelle conditionne la régularité de leur séjour en France. Il est vrai que dans le cas de La Madeleine, son maire avait tout intérêt à ce que ses agents découvrent l’état-civil des contrevenants. Les maires des communes de Lille et Villeneuve d’Ascq, apparemment, beaucoup moins.

 

Cependant, c’est l’Etat français, propriétaire des terrains riverains de l’école d’architecture de Villeneuve d’Ascq, qui remporte la médaille olympique de l’inventivité. Dans la requête adressée au président du tribunal de grande instance, il évoque une toute autre raison pour s’épargner un procès public, au cours duquel les Roms auraient pu s’exprimer. L’huissier qu’il a envoyé dresser procès-verbal a bien constaté la présence de cent cinquante personnes, mais s’est contenté d’identifier… les plaques minéralogiques de leurs caravanes ! Mais alors, pourquoi pas leurs occupants ? Réponse du préfet : ces cent cinquante Roms ne seraient pas des individus, mais « un groupe ». Et pour ne rien arranger : « le groupe auquel ils appartiennent est dépourvu de personnalité morale ». A notre connaissance, c’est bien la première fois qu’un propriétaire pénètre ainsi dans un campement Rom, afin d’y rechercher le directeur du camping, et de vérifier s’il est inscrit au registre du commerce et des sociétés…

 

Conséquences de ces procès-verbaux : dans la journée, l’Etat et L.M.C.U. obtenaient du juge civil des ordonnances sur requêtes, sans débat ni publicité, et immédiatement exécutoires. Rien n’empêchait les propriétaires, après avoir privé les Roms de la possibilité se défendre, de leur fixer un certain temps pour restituer le terrain, avant ou après le commandement de libérer les lieux (article 412-1 CPCE). Ces derniers mois, dans la métropole, à Lille, Roubaix et Tourcoing, lorsque des familles Roms avaient obtenu une audience devant le tribunal, le juge leur avait à chaque fois accordé des délais compris entre deux et trois mois pour quitter le terrain ou le local qu’ils occupaient sans droit ni titre. Il s’agissait là encore de décisions de justice (si chères au ministre de l’Intérieur) ; mais la procédure suivie avait fait toute la différence.

 

Dans le cas des terrains de Villeneuve d’Ascq et Lille, dès lors qu’avaient été signées les ordonnances sur requête, il devenait pratiquement impossible pour les occupants d’y faire obstacle en usant des maigres voies que le droit leur octroie encore à ce stade (art. 497 s. CPC). Ils auraient du engager un procès ordinaire, sans caractère suspensif, et respectant – quant à lui – le contradictoire, en vue d’obtenir quelques semaines plus tard une nouvelle décision de justice, qui aurait rétracté ou modifié l’ordonnance d’expulsion. Cela n’aurait pas manqué d’égayer les enfants, au soir de leur quinzième nuit à la belle étoile – à condition de transformer ces belles pages en jolies cocottes en papier.

(1) « Dans la défaite du droit et de la simple probité »  la formule est d’Emile Zola, lorsqu’il dénonçait, dans « J’accuse », la justice à huis-clos qui a condamné Dreyfus.