Un beau matin de mars 2010, un correspondant anonyme informe l’inspection du travail de Lille qu’un restaurant chinois emploierait des étrangers non déclarés. Dans la France du 21e siècle, certains fonctionnaires acceptent encore, toutes affaires cessantes, de répondre aux appels de ces bons excellents Français qui dénoncent les mauvais (voire les pas du tout) Français. L’inspection du travail envoie donc immédiatement un de ses agents – ce qui nous intéresse médiocrement -, lequel « sollicite l’assistance » de deux policiers afin de « sécuriser » le lieu du contrôle – ce qui ne va pas tarder à nous intéresser bougrement.

Bras dessus bras dessous, les trois compères se rendent à l’adresse indiquée, « constatent l’existence réelle de l’établissement » et aperçoivent à travers la vitrine une personne de sexe masculin « de type asiatique ». En langage policé, cela signifie qu’il a le teint jaune, les yeux bridés, et le regard fourbe. Le contrôleur du travail rentre dans le restaurant chinois afin de s’assurer que ce type asiatique a fait l’objet d’une déclaration préalable à l’embauche : bingo ! Le premier policier vérifie à son tour si l’individu possède un titre de séjour : double bingo ! Puis, dans la cuisine, le second policier interpelle une autre « personne de type asiatique mais de sexe féminin [sic] », elle aussi tout pareillement dépourvue de papiers : super bingo ! Pour les deux clandestins chinois, après une garde à vue et quelques autres formalités administratives, direction le centre de rétention, en vue de leur reconduite prochaine vers leur pays.

Heureusement pour les deux sans-papiers, le procès-verbal de saisine-interpellation est un tissu de nullités : défauts de bases légales, absence d’éléments caractérisant les infractions, manque de pièces justificatives, illégalité du contrôle dans un local professionnel sans réquisition du procureur… Le reste de la procédure est à l’avenant. En tout, huit moyens de nullité sont soulevés devant le juge des libertés et de la détention, qui n’a que l’embarras du choix pour rejeter la demande de l’administration. Il retient un moyen classique, tiré de l’absence de traduction en langue étrangère de certains documents. Et en conséquence, ordonne la mise en liberté des deux ressortissants chinois.

 

Mais le 6 avril à 9h30, le préfet interjette appel devant le premier président. L’audience, initialement prévue le lendemain, est repoussée afin que les intéressés soient régulièrement convoqués par le greffe. Un nouveau rendez-vous judiciaire est donc fixé le 8 avril à 8h30.

En début d’audience, l’avocat de la préfecture plaide longuement sur le seul moyen de nullité retenu par le premier juge. Lorsqu’à 9 heures passées, l’avocat des étrangers prend la parole pour ses observations en défense, le magistrat le coupe aussitôt en regardant sa montre :

– Vous avez cinq minutes !

– Plait-il ? [Sous entendu : un débat où le temps de l’appelant et celui de l’intimé se répartissent dans des proportions de 6 à 1 mérite-t-il encore le qualificatif de « respectueux du contradictoire », du nom de ce principe que le juge est tenu de faire respecter et de respecter lui-même, aux termes de l’article 16 du code de procédure civile ?]

Le magistrat se justifie :

L’article L552-9 du CESEDA m’impose de statuer dans les 48 heures de ma saisine. Si je rends mes décisions après 9h30, vous pourrez faire un pourvoi, en disant que mes ordonnances sont tardives !

– Loin de moi ce projet, puisque vos ordonnances vont certainement confirmer les décisions de mise en liberté. Car je ne doute pas un instant que vous ferez droit à l’un des huit moyens de nullité développés en première instance, et repris dans les écritures que je vous ai adressées.

– Plait-il ?

– Elles ont été reçues sur le télécopieur de votre greffe hier après-midi. J’ai ici l’accusé de réception : cinq pages de conclusions d’intimé, auxquelles il vous faut répondre.

Une poignée de minutes plus tard, le magistrat, qui se lève et lève les débats, promet d’examiner attentivement l’ensemble des moyens qui lui ont été soumis.

Le délibéré est rendu à 9h26 (ouf !) Les 7 moyens de nullité supplémentaires soulevés en défense ont été écartés en 3 lignes : « Sur les conditions de l’interpellation et de la levée tardive de garde à vue, il ressort de l’examen des pièces du dossier que les conditions légales en ces matières ont été respectées au regard des conditions concrètes d’interpellation ».

La totalité des moyens étant rejetée par le premier président, la rétention des deux étrangers est ordonnée…

 

L’affaire est portée devant la Cour de cassation. Elle ne rendra pas sa décision avant plusieurs années, mais l’enjeu est d’importance. Ce ne sont plus seulement les conditions de la garde à vue et de la rétention qui sont en cause, mais les conditions mêmes du procès. Un magistrat judiciaire, tel le juge des libertés et de la détention ou le premier président de la cour d’appel, peut-il décider de priver de liberté une personne en estimant, sans plus de forme, que « les conditions légales ont été respectées » ?

Dans deux arrêts en date du 6 juin 2012, la haute juridiction casse et annule les ordonnances rendues le 8 avril 2010 à 9h26 par le premier président de la Cour d’appel : « Pour rejeter l’exception de nullité tirée de l’irrégularité du contrôle d’identité et prolonger la rétention administrative, l’ordonnance énonce que les conditions légales en ces matières ont été respectées au regard des conditions concrètes d’interpellation ; en statuant ainsi, sans rechercher, comme il y était invité, si l’identité de l’intéressé, qui travaillait dans les locaux visités par les enquêteurs, avait été contrôlée sur réquisitions écrites du procureur de la République conformément aux exigences de l’article 78-2-1 du code de procédure pénale, le premier président n’a pas satisfait aux exigences du texte susvisé ».

Le « texte susvisé » est l’article 455 du Code de procédure civile, lequel prévoit : « Le jugement doit exposer succinctement les prétentions respectives des parties et leurs moyens. Cet exposé peut revêtir la forme d’un visa des conclusions des parties avec l’indication de leur date. Le jugement doit être motivé. Il énonce la décision sous forme de dispositif. »

En termes plus accessibles : le juge peut ordonner tout ce que la loi autorise ; mais il doit expliquer pourquoi il le fait. Si un roi peut délivrer des lettres de cachet, un magistrat doit rendre des ordonnances motivées.

Mais que peut faire le juge lorsque les circonstances exigent qu’il se dépêche ?

Dans ce cas, qu’il médite les paroles de cet ecclésiastique, qui avait été surpris par une forte averse alors qu’il se trouvait loin de tout abri. A son diacre qui l’enjoignait de se hâter, il répondit simplement : « Un évêque ne court pas sous la pluie ».