Depuis des temps immémoriaux, le Comité des sans-papiers du Nord (CSP 59) organise chaque semaine une manifestation devant la préfecture de Lille, visant à soutenir les étrangers en situation irrégulière et à réclamer leur régularisation. Ces rassemblements hebdomadaires n’ont jamais suscité la moindre émotion de l’autorité préfectorale.
Mais quelquefois, les manifestations du CSP dérapent. Ce fut le cas le 15 juin 2007, lorsqu’une centaine de manifestants occupèrent le « Centre international des affaires » d’Euralille. Fallait pas toucher aux affaires ! Suite à son intervention dans l’immeuble, la police avait contrôlé et interpellé vingt étrangers en situation irrégulière. Ils avaient tous été placés en rétention en vue de leur reconduite à la frontière. Mais l’intervention de la police posait question. Le Centre international des affaires est un lieu privé, et les articles invoqués à l’appui des contrôles d’identité (431-3 et 431-4 du Code pénal) ne s’appliquent que dans les lieux et sur les voies publics. Relevant cette irrégularité de la procédure, les Juges des libertés et de la détention de Lille avaient ordonné la remise en liberté des vingt étrangers.
Cinq ans plus tard, bis repetitae.
Début 2012, le Comité des sans-papiers décidait d’occuper successivement : les locaux de la Faculté de Droit (14 janvier) ; de la Direction du Travail (24 février) ; de l’association Emmaüs (6 mars)… Emmaüs !?! Et pourquoi pas ATD-Quart-Monde ou les Petites sœurs des pauvres ? Autant dire que ce genre d’opérations n’avait guère suscité, de la part des pouvoirs publics, autre chose qu’une attention polie. Comme disait (à peu de choses près) Jean de La Fontaine « Suivant que vous occuperez, des puissants ou des misérables, etcetera etcetera… »
Mais le 30 mars 2012, le CSP 59 commettait l’intolérable : il s’en prenait au siège de l’UMP à Lille. A partir de 14 heures, une centaine de manifestants investissait le local du parti présidentiel. Dénonçant « la prise en otage [sic] de cette permanence politique, qui est un lieu de débat [re-sic] », les responsables politiques de l’U.M.P. déposaient plainte (lecture déconseillée aux âmes sensibles) :
Des responsables de l’U.M.P. pris à partie « verbalement » ; des affiches de Nicolas Sarkozy déchirées ; la lunette des toilettes non relevée… Fallait pas toucher aux affiches !
A 15h13, sur demande de la fédération U.M.P., le directeur de cabinet du préfet réquisitionnait la force publique, en la personne du Contrôleur général de la Direction départementale de la sécurité publique du Nord (D.D.S.P.). Sa mission : « expulser toutes les personnes qui occupent de façon illicite les locaux du siège du parti politique Union pour la Majorité Présidentielle ».
Petit lapsus : U.M.P. (malgré les apparences) signifie Union pour un Mouvement Populaire. L’Union pour la Majorité Présidentielle est quant à elle une obscure organisation djiboutienne.
Et petit malentendu : lorsque le directeur de cabinet parlait « d’expulser toutes les personnes », il entendait les évacuer du local, et non les expulser du territoire français. S’il avait voulu reconduire à la frontière les manifestants sans-papiers, le préfet aurait directement requis la Police aux frontières (P.A.F.), plutôt que la D.D.S.P.
Pourtant, à 16h, la P.A.F. décidait spontanément « de prêter assistance aux effectifs de la D.D.S.P. ». La D.D.S.P. ne lui avait pourtant rien demandé : elle s’était assuré l’assistance de deux sections de C.R.S., trois sections C.D.I. et deux équipages de la F.M.U. Pourtant, à la fin de l’opération d’expulsion du local, la D.D.S.P. trouvait tout à fait naturel de confier à la P.A.F. une nouvelle mission : « Evacuons les manifestants un par un avec deux sections CDI afin qu’ils soient contrôlés à l’extérieur par des effectifs de la Police aux Frontières ».
Bilan : sur les 90 manifestants présents, la C.D.I. en laissait partir 60, et la P.A.F. en contrôlait 30. Au total, parmi la soixantaine de sans-papiers présents, quatre Algériens, un Tunisien et un Mauritanien se retrouvaient placés en garde à vue pour séjour irrégulier, puis en rétention administrative au Centre de Lille-Lesquin, en vue de leur expulsion du territoire.
Interrogé sur la curieuse coïncidence entre l’occupation du local de l’U.M.P. et l’arrestation d’étrangers en situation irrégulière par la P.A.F., le secrétaire départemental du parti présidentiel n’y trouvait à redire : « Il est logique que la police s’enquière de l’identité de ceux qui s’introduisent de force dans des locaux ». Logique, va savoir. Mais légal ?
En effet, les contrôles des titres de séjour opérés par la P.A.F. n’avaient strictement rien à voir avec la mission d’évacuation initialement fixée à la D.D.S.P. – laquelle avait d’ailleurs pris fin. La raison de la présence de la P.A.F. aux abords de l’U.M.P. n’était pas éclaircie. Aucun contrôle d’identité n’avait donné lieu à des poursuites pour les faits d’occupation illicite d’un local privé (226-4, puni d’un an de prison) ou de maintien dans un attroupement après sommation (431-4, puni d’un an de prison). En revanche, la P.A.F. avait systématiquement recherché les infractions liées au séjour (L621-1 : aucune peine de prison encourue). Et le ministère public n’avait donné aucune instruction aux fins d’enquêter sur les faits les plus graves, ceux qui avaient justifié la réquisition de la force publique par le préfet.
Quelques jours plus tard, le 5 avril 2012, le juge des libertés et de la détention avait donc à statuer sur la légalité de la procédure. A l’audience, les représentants de la préfecture et de la P.A.F. étaient venus en nombre, vêtus de leurs grands uniformes, et s’étaient assurés les services d’un avocat parisien. Les débats se déroulaient dans la plus grande sérénité, et toutes les procédures étaient déclarées régulières.
Deux jours plus tard, devant la Cour de Douai, le procureur et l’avocat de la préfecture expliquaient de concert que les appels interjetés par les étrangers étaient voués à l’échec, car tout était pour le mieux dans la meilleure des procédures d’expulsion possibles. Mais après plusieurs heures de délibéré, l’ordonnance rendue par le Premier président jugeait le contraire : « Le préfet ne peut affirmer, de façon crédible, avoir ordonné une simple opération de maintien de l’ordre pour ensuite découvrir l’existence d’un contrôle d’identité, réalisé par hasard, par un service spécialisé présent sur place et le valider. Le détournement de procédure est évident et de nature à porter atteinte aux droits de l’intéressé qui manifestait légitimement, sans qu’aucun débordement ne lui soit reproché par le Ministère Public, de sa situation particulièrement difficile sur le plan humain ».
La procédure étant irrégulière, tous les sans-papiers ont donc retrouvé leur liberté. Au local de l’U.M.P., libéré lui aussi, les permanents ont recollé sur les murs des affiches de Nicolas Sarkozy. Chacun a les plaisirs qu’il peut.