« Police ! Papiers ! Menottes ! Prison ! » Ceci, vous l’entendez crier dans les cours de récréation. « Articles 78-2, alinéa 1, 2, 3, 4 ! 78-2-1 ! 78-2-2 ! 611-1 ! » Cela, vous l’entendez plaider dans les cours d’appel. Evidement, c’est nettement moins rigolo dans les palais de justice qu’à l’école primaire, et les règles du jeu ne sont pas évidentes à comprendre. Mais si vous avez grandi dans un Etat de droit – et que vous avez plus de cinq ans d’âge mental – vous savez pertinemment que les contrôles d’identité effectués par les policiers ou les gendarmes doivent s’exercer dans un strict cadre légal, fixé par le législateur, et vérifié par le juge judiciaire. Demander ses papiers à un sans-papier n’a rien d’un jeu d’enfants.

En France, la règle est que toute personne (même un Noir) peut circuler librement dans l’espace public. L’exception est que les forces de l’ordre (les hommes en bleu) peuvent l’inviter à justifier de son identité, sur réquisition du procureur (78-2 2°, 78-2-1, 78-2-2 CPP) ou parce qu’elles soupçonnent la commission d’une infraction (78-2 1°, 3° et 4° CPP, 611-1 CESEDA).

En Alsace, depuis le 26 février 2012, l’exception est devenue la règle. Car maintenant, pour qu’un policier puisse opérer un contrôle d’identité, il lui suffit de fixer du regard la personne dont il veut vérifier les papiers. En-fan-tin.

Ce 26 février 2012, la patrouille de police qui décide de procéder au contrôle d’identité de trois personnes n’a strictement rien à leur reprocher. Monsieur Jipolin L. et ses amis ont vu arriver les policiers, puis n’y ont plus prêté attention. Cependant, selon le rapport de police, leur comportement a constitué « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’ils ont commis une infraction » (78-2 2° CPP). Cela n’a sans doute rien à voir avec les raisons du contrôle d’identité, mais ai-je précisé que Monsieur Jipolin L. était un ressortissant congolais d’apparence fortement africaine ?

Evidemment, devant le juge judiciaire, Monsieur Jipolin L. proteste que les conditions de son interpellation sont irrégulières : ni le fait que lui ou ses amis aient observé les policiers, ni le fait qu’ils aient cessé de les regarder, ne constituent un comportement suspect qui aurait permis aux forces de l’ordre d’intervenir.

Excepté dans les cours de récréation, évidemment :

– M’sieur, il m’avait regardé !
– Et donc, Toto ?
– Ben, j’ai pensé qu’il me cherchait. Alors je suis allé le voir !
– Et ensuite, Toto ?
– Ben là, il me regardait plus du tout ! Il était avec ses potes.
– Et…
– Ben, comme il m’ignorait, je lui ai rentré dedans !

Hélas pour Monsieur Jipolin L., d’aucuns ne sont pas insensibles à l’argumentaire développé par les policiers alsaciens dans leur procès-verbal d’interpellation.

En effet, selon le premier président de la Cour d’appel de Colmar :

« Monsieur Jipolin L. a été interpellé en compagnie de 2 autres personnes qui ont observé les policiers à la vue de ceux-ci et qui ont en particulier surveillé leur progression ;
Qu’en particulier, à la vue des policiers, ceux-ci ont évité leur regard et fixé le sol dans un comportement d’évitement manifeste ;
Attendu que quoique fins, ces indices objectifs caractérisaient des raisons suffisantes de penser qu’un ou plusieurs des intéressés étaient en situation d’infraction ou faisaient l’objet de recherches des autorités judiciaires.
 »

Le magistrat évoque des « indices fins » de commission d’une infraction. Personnellement, j’aurais plutôt parlé d’ «énormes ficelles». Mais tout est question de vocabulaire.

Première conséquence de la décision du Premier président de la Cour d’appel : il est à craindre que dorénavant, dans les écoles alsaciennes, le nombre de bagarres à la récré connaisse une irrépressible progression, due à l’apparition d’un fait justificatif légalement admissible : « M’sieur ! Il m’a d’abord regardé puis il a arrêté de le faire. J’étais donc en présence d’indices objectifs permettant de croire qu’il avait commis ou s’apprêtait à commettre une infraction… Alors j’y ai cassé la tête, M’sieur ! »

Seconde application de cette ordonnance : en matière de contrôle d’identité, les policiers alsaciens (sauf les non-voyants) peuvent dorénavant contrôler n’importe qui n’importe quand n’importe comment pour n’importe quoi. Mais maintenant, ils peuvent le faire tout à fait légalement.

Démonstration par un commentaire de textes.

En matière de flagrance, l’article 78-2 CPP prévoit : « Les officiers de police judiciaire peuvent inviter à justifier de son identité toute personne à l’égard de laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. » Une raison de soupçonner une infraction, une seule raison, autorise donc à procéder à un contrôle d’identité.

Mais la Cour d’appel de Colmar a considéré que le comportement de Monsieur Jipolin L. et ses amis n’était pas seulement suspect dans sa globalité (observer de loin la progression des policiers, puis éviter leur regard lorsqu’ils s’approchent). Non : le Premier président a estimé que chacun des regards de Monsieur Jipolin L. et de ses amis (en direction des policiers, puis dans une autre direction) constituait, à lui seul, un comportement suspect : « ces indices objectifs caractérisaient des raisons suffisantes de penser qu’un ou plusieurs des intéressés étaient en situation d’infraction ».

Certains commentateurs (notamment ceux qui connaissent la jurisprudence de la Cour de cassation : et ) ont ironisé : « Faut regarder les policiers droit dans les yeux, quand on est sans papier »… C’est bien pis. En Alsace, lorsqu’un individu regarde en direction d’un policier : il fait le guet ; lorsqu’il baisse les yeux : il prend la fuite. Deux raisons de le contrôler.

Prochaine étape : appliquer la Méthode de Colmar ® aux affaires pénales. Ca tombe bien : il y a toujours un agent de police présent dans les salles d’audience correctionnelle pour assurer la garde. Si le prévenu regarde le policier dans les yeux, les magistrats jugeront qu’il est coupable. En revanche, s’il évite le regard du policier, les magistrats jugeront qu’il est coupable.