En 2011, la disparition de la frontière belge a inspiré deux comédies, qui ont concouru dans la catégorie du meilleur scénario comique de l’année. Dany Boon, humoriste, a fait rire des millions de spectateurs venus applaudir son film : Rien à déclarer. Claude Guéant, ministre, a amusé des millions d’électeurs venus plébisciter son programme électoral : Trente mille expulsés.

Très exactement 32.922 étrangers en situation irrégulière (pour certains d’ailleurs, en situation régulière) ont été reconduits aux frontières de notre pays en 2011. En ce début de campagne présidentielle, c’est le résultat que le ministre de l’intérieur a fièrement annoncé le 10 janvier 2011 : « Ce chiffre est supérieur de 5 000 à celui de 28 000 initialement fixé. C’est le plus élevé jamais atteint ».

Pour 2012 (entendez : si Nicolas Sarkozy est réélu), le gouvernement vise l’objectif de 35 000 expulsions en 2012. C’est totalement insuffisant ! Quel que soit le verdict des urnes, le chiffre de 70 000 reconduites à la frontière (deux fois plus) semble tout à fait réalisable.

La méthode, inventée fin 2010 et appliquée de manière expérimentale par des défenseurs des sans-papiers, a été aussitôt reprise et amplifiée au fil des mois par les préfectures, qui en ont fait en 2011 un outil très performant de « maîtrise des flux migratoires » (comme on dit dans les ministères et les programmes électoraux de l’UMP).

 

Le procédé est le suivant.

A l’issue d’une présentation au guichet, d’un contrôle d’identité, voire d’une garde à vue, les forces de l’ordre ou les employés de préfecture constatent que l’étranger qui se trouve devant eux est en situation irrégulière. Le plus souvent d’ailleurs, parce qu’ils viennent à l’instant de lui remettre un arrêté préfectoral, qui transforme aussitôt l’étranger en sans-papier. L’article L611-2 du CESEDA autorise alors l’autorité administrative, les services de police ou de gendarmerie à retenir son passeport et ses documents de voyage. En échange, le sans-papier – qui mérite de plus en plus son nom – se voit remettre un récépissé. Lequel mentionne notamment « les modalités de restitution » des documents qui viennent de lui être confisqués. Sur ces formulaires, il est notamment précisé : « Votre passeport vous sera remis sans délai au lieu où vous quitterez le territoire français » ; et pour ceux qui n’auraient pas compris, « au poste frontière que vous emprunterez pour quitter la France ».

A ce stade, les électeurs qui ont sérieusement cru qu’en 2011, Claude Guéant avait « reconduit » 32 922 étrangers… dans leur pays d’origine, voire les avaient « éloignés »… en direction de celui-ci, commencent à flairer l’embrouille.

Après moult sollicitations plus ou moins amicales des gardiens de la paix, et avoir reçu toute assurance quant au sort qui les attendait, les sans-papiers ne sont pas longs à se rendre « spontanément » au commissariat. Ils y sont accueillis à bras ouverts par des policiers qui dressent scrupuleusement un procès-verbal relatant : « se présentent au service des personnes faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français », lesquelles « les informent vouloir quitter le territoire français ce jour par le poste frontière de Camphin-en-Pévèle afin de regagner leur pays ». Dès lors, les policiers et les sans-papiers se transportent bras-dessus bras-dessous audit poste frontière franco-belge, devant lequel les premiers restituent aux seconds leurs passeports et cartes nationales d’identité, « afin que ceux-ci puissent regagner leur pays d’origine ». Après avoir constaté que les étrangers ont docilement traversé la ligne jaune, il ne reste plus aux braves pandores qu’à retourner au commissariat remplir leurs tableaux statistiques.

A notre connaissance, la police de l’air et des frontières n’a pas encore poussé la plaisanterie jusqu’à utiliser les estafettes de service pour raccompagner les sans-papiers jusqu’à leur logis. Et les étrangers attendent gentiment que leur escorte ait fait demi-tour avant de regagner tranquillement leurs pénates, qu’ils n’auront quitté que quelques heures. Pour la plus grande gloire du ministre de l’immigration, les préfectures augmentent de la sorte leurs chiffres de reconduites à la frontière. Les étrangers, quant à eux, exécutent de plus en plus volontiers leur obligation de quitter le territoire, laquelle devient dès lors caduque. C’est ce qu’on appelle un système gagnant-gagnant.

Ainsi va la politique martiale de Claude Guéant, qui a plus de chance de rentrer dans le Guiness Book (rubrique : meilleure blague belge) que dans les livres d’Histoire. A priori, le sens de l’humour étant la chose la mieux partagée au monde, un tel système est susceptible d’être utilisé quelle que soit la nationalité, et sur l’ensemble des frontières terrestres françaises, qui heureusement ne manquent pas : Belgique, mais aussi Luxembourg, Allemagne, Suisse, Italie, Monaco, Espagne, Andorre…