Fermeture du centre de la Croix-Rouge à Sangatte en 2002, démantèlement de la jungle de Calais en 2009, descentes de police sur les terrains vagues de Téteghem en 2010… Sur le littoral du Nord-Pas-de-Calais, les rafles de clandestins se suivent et se ressemblent. Avec une nette propension, de la part de la Police aux frontières (P.A.F.), à s’y comporter en terrain conquis, là où tout est permis.
« En gros, la police leur a dit : ‘ si vous ne partez pas, on embarque tout le monde, et on détruit le camp ‘ », témoignent a cappella Médecins du Monde et la mairie de Téteghem. Depuis plusieurs semaines, la P.A.F. se présente le matin devant la clôture grillagée qui longe le terrain, franchit le portail mal fermé, puis se faufile sur plusieurs centaines de mètres à travers bosquets et fourrés, avant d’atteindre les abris de misère où se terrent quelques dizaines de pauvres hères. Les femmes et les bébés crient, les hommes valides se cachent ou détalent, les adolescents ne sont pas toujours épargnés. Après les contrôles des papiers et les gardes à vue pour ‘ séjour irrégulier ‘, sont délivrés à qui une invitation à quitter le territoire, à qui un arrêté de reconduite à la frontière, à qui un placement en rétention pour le renvoyer au Soudan, en Erythrée, en Iran, en Irak, ou encore en Afghanistan…
Conduit devant le juge des libertés et de la détention, un Afghan malchanceux, arrêté un matin glacé de novembre, se lamente : « Pourquoi m’ont-il arrêté, moi et pas les autres ? » C’est une question intéressante, notamment la première partie de la phrase. Mais elle gagnerait à être reformulée.
Le principe est que la police a le droit de faire n’importe quoi. C’est même la consigne. Mais elle a aussi le devoir de ne pas dépasser certaines limites. Si le Code pénal était abrogé, alors tout serait permis, disait (à peu de choses près) Dostoïevski.
Reformulons donc cette intéressante question, dont vous allez voir que la justice française mettra un certain temps à saisir toute la pertinence.
1) Pourquoi les policiers ont-ils arrêté ce ressortissant afghan ? Parce que dans le cadre de son contrôle d’identité, il avait déclaré qu’il était de nationalité étrangère, et qu’il n’était pas en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels il était autorisé à circuler ou à séjourner en France, voire à y grelotter par cinq degrés au dessous de zéro dans un abri de fortune planté dans un bidonville situé à cent lieux de toute habitation : article L.611-1 2° du CESEDA.
2) Pourquoi les policiers ont-ils contrôlé son identité ? Parce que cet homme se trouvait en compagnie d’autres personnes à côté d’abris de fortune, sur la parcelle ZB79 appartenant à la Communauté urbaine de Dunkerque, et qu’il n’avait pas la permission de s’y abriter. Ces faits constituent une ou plusieurs raisons plausibles de supposer que notre sans-papier avait commis ou s’apprêtait à commettre l’infraction prévue par l’article 322-4-1 du Code pénal, incriminant le fait de s’installer en réunion sur un terrain, en vue d’y établir une habitation même temporaire, sans être en mesure de justifier de l’autorisation du propriétaire. Ce délit a été créé par la loi du 18 mars 2003, dite ‘ loi Sarkozy ‘ ou ‘ loi anti-Roms ‘ (déjà…) Les policiers pouvaient donc légitimement inviter ce ‘ squatteur ‘ à justifier par tout moyen de son identité : article 78-2 1° du CPP.
3) Pourquoi les policiers sont-ils rentrés sur ce terrain ? Oui : c’est la bonne question ! Personne n’avait requis leur intervention, et ils n’avaient constaté depuis l’extérieur aucune flagrance (article 53 du CPP). Les policiers mentionnent seulement dans leur procès-verbal qu’ils agissent « sur ordre de leur hiérarchie », qu’ils sont « de patrouille sur les parcelles appartenant à la Communauté urbaine de Dunkerque », en raison de « l’implantation de clandestins [qui y] est recensée en continu depuis plusieurs années ». Mais à quel titre ou de quel droit les policiers ont-il eux-mêmes été autorisés à rentrer sur ce terrain ? La question ne semble préoccuper personne. Pour réaliser ses interventions à Téteghem, la P.A.F. utilise au fil des jours le même procès-verbal et jamais quiconque n’y a trouvé à redire. C’est avec les vieilles bavures procédures qu’on fait les meilleures arrestations.
Le premier juge devant lequel est soulevée la difficulté n’en voit aucune : tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes policiers possibles.
Le juge d’appel a bien saisi le problème, mais l’écarte d’une sentence lapidaire : « Ce terrain apparaît ouvert à la circulation du public ; aucune autorisation du propriétaire n’était donc nécessaire à l’intervention des services de police ». Pure invention ! L’ouverture au public du terrain ne ressort d’aucune pièce de la procédure, d’aucune mention des procès-verbaux ; et surtout, c’est une contre-vérité. Interrogée, la Communauté urbaine de Dunkerque, propriétaire des parcelles, le confirmera quelques jours plus tard : « Le lac de Téteghem n’est nullement ouvert à la circulation du public ».
Malgré tout, les descentes se poursuivent, et un troisième juge conclut derechef à la régularité des opérations de police : « Tout policier est autorisé à intervenir pour faire cesser une infraction se commettant en flagrance et ce sans être contraint de requérir préalablement l’autorisation du propriétaire des lieux dans lesquels le délit flagrant se déroule ». A une réserve près, tempère le magistrat : il faut que « l’introduction [des policiers] sur le terrain privé ne nécessite pas le bris ou l’escalade des portes et clôtures ». Et puisqu’en l’espèce le terrain est seulement « clôt par une porte métallique maintenue fermée par une chaîne non cadenassée », cela permet à « tout un chacun », y compris les policiers, d’« y entrer librement ».
Quand c’est fermé, c’est ouvert : cherchez l’erreur. Saisie de quatorze appels, la juridiction du premier président censure toutes les décisions du juge des libertés et de la détention, aux termes de cinq pages d’explications en droit. Les dernières ordonnances, qui constatent l’irrégularité de l’ensemble des arrestations et ordonnent la remise en liberté immédiate des sans-papiers, sont rendues à 23 heures. Dans le centre de rétention, les étrangers dorment du sommeil du juste. Ils apprendront la nouvelle le lendemain matin. Ce n’est pas le réveil le plus désagréable qui soit.
Une semaine plus tard, l’Ordre règne à nouveau à Téteghem. Le propriétaire du terrain, après réflexion, a décidé d’adresser un blanc-seing au sous-préfet pour intervenir quand il lui plaira : « la Communauté Urbaine de Dunkerque ne saurait s’opposer à l’intervention des services de l’Etat sur le site du lac de Téteghem, dès lors que pour des raisons d’ordre public, de sécurité ou de garanties [sic !] à apporter aux personnes concernées, vous l’estimez nécessaire ». Munis de cette autorisation, les policiers se précipitent sur le camp pour reprendre les arrestations le soir même. Le courrier qu’ils détiennent est signé du Président de la Communauté urbaine de Dunkerque, Michel Delebarre, ancien ministre (sous François Mitterrand), député-maire de Dunkerque (Parti Socialiste).
La police de l’air et des frontières avait-elle vraiment besoin d’une pareille autorisation ? La question n’a plus rien de juridique.