Dans son célèbre « sophisme du chaudron percé », Sigmund Freud illustrait ainsi le fonctionnement erratique du cerveau : « Je suis accusé d’avoir endommagé un chaudron qui m’avait été prêté… Mais je n’ai jamais emprunté ce chaudron ! Et d’ailleurs il était déjà percé lorsqu’il m’a été prêté ! Et de toute façon, lorsque je l’ai rendu, il était intact ! »

Tout aussi convaincant est l’argumentaire de Manuel Valls, lorsqu’il soutenait, dès son arrivée place Beauvau, qu’il renoncait aux objectifs chiffrés chers à son mentor prédécesseur Nicolas Sarkozy. En , le nouveau ministre de l’Intérieur expliquait que la « politique du chiffre » n’avait « pas grand sens », qu’elle reposait sur des statistiques « tronquées » et des « manipulations » . En , il annonçait que le nombre d’expulsions de sans-papiers dépasserait « légèrement » le record de Claude Guéant en 2011 (qui a parlé de mettre la pression ?) En , il établissait son bilan de l’année 2012 à 36 822 expulsés, en progression de 12 % par rapport à l’année précédente.

La pensée de Manuel Valls s’articule donc comme suit. Les chiffres sont faussés et ne servent à rien (ouf !) Et d’ailleurs, j’ai compté, ça va monter (oulah !) Et de toute façon, c’est moi qui ait battu le record (youpi !)… En somme, le changement, c’est douze pour cent !

 

En 2011, sans doute par souci d’économiser le budget tout en continuant à gonfler les chiffres, la préfecture du Nord avait innové avec la méthode dite de « la reconduite à la frontière belge ». En résumé : 1) Le préfet distribue des arrêtés d’expulsion à quelques sans-papiers – Roumains ou Bulgares de préférence 2) En échange, la police leur retire leurs passeports 3) Afin de les récupérer, ils doivent accompagner les policiers au poste frontière le plus proche 4) Les agents leur remettent leurs documents d’identité, et les regardent franchir la bordure franco-belge 5) Les policiers retournent au commissariat se vanter d’avoir « exécuté les mesures d’éloignement ». Quant aux sans-papiers, ils retournent chez eux finir leur tasse de café encore tiède. Tout le monde est content.

En 2012, sous le nouveau gouvernement, la préfecture du Pas-de-Calais a encore amélioré la méthode. Désormais, les policiers n’ont même plus besoin de quitter leurs bureaux : les sans-papiers sont priés de s’expulser tout seuls… Démonstration, avec Monsieur Hajri A., ressortissant albanais.

Le 22 décembre 2012, à peine arrivé en France, Monsieur Hajri A. se voit confisquer son passeport lors d’un contrôle d’identité à Calais. Un lui est délivré, ainsi qu’une au poste de la Police aux frontières (PAF) de Coquelles. Le 27 décembre, après son audition, il est de nouveau laissé en liberté, mais les agents lui remettent une .

– M’enfin ! Et comment je fais pour partir sans mon passeport ?

– Mon cher monsieur, pour récupérer votre passeport, vous devez maintenant vous rendre en Gare de Lille Europe, les mardi ou vendredi. Vous y acheterez un billet de train [30 € : il n’y a pas de petites économies à la PAF…] pour l’EUROSTAR numéro 9136 à destination de Bruxelles. Attention : Votre passeport vous sera rendu dès que les fonctionnaires de Police présents sur LE QUAI DE LA GARE auront constaté votre départ effectif en direction de la Belgique. »

La méthode, qui paraît fichtrement brouillonne, a cependant semblé suffisamment aboutie pour que la PAF la consigne dans un beau , accompagné de sa traduction, afin que cette notice soit systématiquement remise aux candidats à l’auto-expulsion belge en port payé.

Petites précisions à l’intention de ceux qui aiment regarder passer les trains : l’Eurostar 9136, départ Lille-Europe à 16h30, est sans escale jusqu’à Bruxelles-Midi où il arrive à 17h05. Pour le retour, vous pouvez prendre le TGV 9846 de 19h17, qui vous ramènera à Lille en 35 mn. L’administration appelle cela « la reconduite à la gare de Bruxelles-Midi ». Et ça compte autant qu’une « mesure d’éloignement exécutée ».

 

Alors, 36 822 expulsés en 2012, vraiment ? Mieux vaut ne pas poser la moindre question relative à la logique, l’efficacité, ni même l’intérêt de telles mesures. Il y a cinquante ans, évoquant le poids des statistiques dans la conduite des affaires de l’Etat, un affirmait : « Si les chiffres ne mentent pas, il arrive que les menteurs chiffrent ».