Le 9 juin 2005, Monsieur Nesih A., ressortissant turc, était victime d’un accident du travail, sur un chantier de Marseille où il travaillait comme enduiseur façadier. Une machine à crépir s’écrasait sur sa cheville gauche, ouvrant une fracture jusqu’à l’os. Pendant les années qui suivirent, il dut subir plusieurs interventions chirurgicales complexes, en raison d’infections très sévères de l’os et des tissus. Le chirurgien l’astreignait jusque fin 2010 à des analyses biologiques régulières à l’hôpital, qui permettaient d’adapter la thérapie afin de sauver sa jambe.

Suite à l’accident du travail, pour permettre à Monsieur Nesih A. de poursuivre ses soins, la préfecture des Bouches-du-Rhône lui remettait à cinq reprises des titres de séjour provisoires. Selon la loi, un étranger peut demander à séjourner en France si « son état de santé [y] nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité » (articles et ).

Mais le 28 juin 2010, le préfet des Bouches-du-Rhône lui refusait le droit de continuer à résider en France, et lui faisait ordre de quitter le territoire. Entre l’étranger et l’administration française, la discussion portait sur l’existence avérée des risques encourus au cas d’interruption des soins spécialisés, ainsi que sur la possibilité pour Monsieur Nesih A. de continuer son traitement en cas de retour dans son pays d’origine. Le travailleur turc saisissait la juridiction administrative afin de trancher le litige. Le débat était, somme toute, très classique et sans intérêt particulier. En revanche, la réponse apportée par la , mérite qu’on se tire une balle dans la tête en s’écriant « Mon Dieu ! Mais pourquoi Mon Dieu, pourquoi ? » mérite d’être examinée avec attention.

 

Dans sa décision rendue le 17 juillet 2012, la juridiction administrative approuve la décision du préfet de refuser un titre de séjour à Monsieur Nesih A., avec ce considérant péremptoire : « le risque d’amputation d’une jambe encouru par l’appelant, à le supposer même établi et pour regrettable soit-il, ne peut être juridiquement regardé comme un risque d’une exceptionnelle gravité au sens de l’article L. 313-11-11° du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ».

Même mesure concernant l’obligation de quitter le territoire français : « Ainsi qu’il a été dit, les conséquences d’une exceptionnelle gravité d’un défaut de prise en charge médicale doivent être regardées comme se limitant au risque vital ou au risque d’être atteint d’un handicap rendant la personne dans l’incapacité d’exercer seule les principaux actes de la vie courante ».

A la lecture de certains jugements ou arrêts, on a parfois l’impression de marcher sur la tête. Au moins, dans ce dossier, la justice a choisi de garder les pieds bien sur terre. D’ailleurs, un seul pied suffit.

Selon la loi française, il peut donc parfaitement être mis fin au traitement et au suivi médical de Monsieur A., et il peut être ramené de force dans son pays d’origine, peu important les dangers invoqués, puisque ces risques se limitent au risque d’amputation d’une de ses jambes.

 

S’agissant du « droit positif », c’est-à-dire de l’état du droit applicable, il serait vain de le critiquer aujourd’hui. Qu’il soit seulement permis d’espérer que dans un futur pas trop éloigné, un historien du droit ou un juriste se penchera sur les décisions et les articles de loi précités, afin de se livrer à une analyse et des commentaires affranchis de toute retenue et de la moindre nuance.

Il n’est pas sans intérêt de s’interroger dès maintenant sur les conséquences qu’il convient de tirer d’une telle définition de « l’exceptionnelle gravité d’un défaut de prise en charge médicale ».

Pour les besoins de la démonstration – et pour les âmes sensibles – mieux vaut s’attacher, à la place du cas (hélas réel) de Monsieur Nesih A., au cas (heureusement ludique) de Monsieur Patate. Ce jouet peut, lui aussi, être privé d’une jambe sans difficulté. Cependant, peut-on lui retirer la seconde jambe sans conséquences d’une exceptionnelle gravité, puisqu’il serait ainsi rendu, en raison de son soudain état de culbuto, dans l’incapacité d’exercer seul les principaux actes de la vie courante ? Probablement pas… Maintenant, qu’en serait-t-il si Monsieur Patate, en plus de sa jambe gauche, se voyait arracher un de ses bras ? Selon le , expert en rétractation d’organes, tout dépendra s’il s’agit du membre supérieur opposé. Auquel cas, son unique bras pourrait manipuler alternativement une béquille et d’autres objets, sans que la gêne qui en découle n’excède les normes raisonnablement admises par la jurisprudence.

 

Pour être tout à fait complet, les administrations qui entendent faire, sous le contrôle du juge, une application stricte des articles et , doivent également prendre en considération l’état de la science médicale dans le pays d’origine de l’étranger. Ainsi, si l’amputation risque d’y être pratiquée avec les manières un peu frustes utilisées au Moyen-Age (on coupe à la hache, on plonge dans l’huile chaude et on finit au fer rouge), le patient sera peut-être fondé à invoquer la protection contre les traitements inhumains.

Mais on pourrait aussi bien lui opposer ces mots d’encouragement et de bon sens qu’adressaient, aux matelots de la Marine royale, les médecins qui pratiquaient la chirurgie à bord des navires de Sa Majesté : « Courage, mon garçon : un coup de gnôle, un coup de scie ! Cela n’a rien d’exceptionnel. C’est juste regrettable. »