Les réquisitions que la procureure de Lille adresse à la Police aux Frontières, afin de faire procéder à une opération de vérifications d’identité le 22 décembre 2020 de 15h à 17h, ne sont pas vraiment un cadeau de Noël. Certes, si les fonctionnaires du service “Eloignement” parviennent, à l’occasion de ces contrôles, à interpeller quelques sans-papiers, cela leur permettrait de grossir (un peu) les chiffres des reconduites à la frontière – lesquels sont en chute libre depuis l’épidémie de COVID. Mais hélas, les de la procureure visent un périmètre à l’exact opposé du lieu-dit « la Friche Saint-Sauveur » : un bidonville où survivent, dans des abris de fortune et des conditions indignes, une cinquantaine d’exilés. Ce campement de demandeurs d’asile est situé au Nord de la rue de Cambrai : tandis que le concerne le Sud de la rue de Cambrai.

Ce n’est pas grave ! Jusqu’à présent, à chaque descente de police sur le terrain privé de la Friche Saint-Sauveur, il suffisait que le procès-verbal d’interpellation mentionne (faussement) que la vérification des papiers s’était déroulée « sur la voie publique, rue de Cambrai », et ça passait comme une lettre à la poste au tribunal judiciaire de Lille (, ).

Mais le 22 décembre 2020 à 15h45, lorsque les policiers entrent sur la Friche Saint-Sauveur, une vingtaine de militants et des journalistes arrivent et commencent à filmer leur intervention.

Est-ce que cela va servir à quelque chose ? Démonstration.

L’opération de police

Monsieur Mouktar B. rapporte comment s’est déroulée son arrestation : « Le 22 décembre 2020, j’étais dans ma maison. La police est arrivée vers 15 heures. Comme la dernière fois, ils sont allés sur le lieu du squat. Les policiers ont crié ‘ Police ‘. Ils sont restés en dehors. Je suis sorti et j’ai été arrêté devant ma cabane. Deux autres personnes ont été arrêtées avec moi. »

Quant au des policiers qui l’ont emmené au commissariat, c’est une tout autre histoire : « Vu la réquisition du procureur nous demandant de procéder à une opération de contrôle d’identité à Lille Moulins, nous trouvant rue de Cambrai à hauteur de la friche St Sauveur à Lille, lieu inclus dans le périmètre de la réquisition, décidons à 16h25 de procéder au contrôle d’identité de trois personnes de sexe masculin, leur présentons la réquisition, nos cartes professionnelles, leur exposons l’objet de notre contrôle et les invitons à nous justifier de leur identité. […] Nous invitons les individus à nous suivre au service. Nous nous trouvons rue de Cambrai à hauteur de la friche St Sauveur à Lille, lieu repris dans la réquisition pré-citée. »

 

Sur la première vidéo prise le 22 décembre 2020 sur la Friche Saint-Sauveur, et montrant plusieurs policiers en train de procéder à des contrôles devant les cabanes, le vidéaste amateur rappelle : « On est sur la Friche, sur le terrain, pas dans la rue, hein ! » Cette vidéo a été marquée et encodée à 15h45.

 

 

Sur le dernier film, on voit distinctement les policiers repousser trois habitants vers les escaliers qui mènent à la sortie de la Friche – dont Monsieur Mouktar B. (veste grise : 00’44’’). Les deux autres habitants seront identifiés comme étant Messieurs Mohamed M. (veste rouge : 00’31’’) et Omar Issac R. (veste verte : 00’41’’). Il est 16h19.

 

 

Les réquisitions du procureur visent un tout autre lieu ? Les policiers savent qu’ils n’ont aucun droit d’être là ? Des militants et des journalistes les photographient et les filment (, ) ? Tout cela n’a aucune importance ! Dans la soirée, six policiers certifieront, sur , que le contrôle d’identité de ces trois personnes a bien eu lieu  : « à 16h25 », « rue de Cambrai à hauteur de la friche ST SAUVEUR à Lille », dans un lieu inclus « dans le périmètre des réquisitions ».

Ce qui va suivre permettra de mieux les comprendre.

L’audience du Juge des libertés et de la détention

A priori, l’audience civile devant le juge des libertés et de la détention se présente plutôt bien pour Monsieur Mouktar B.

D’autant plus que trois mois plus tôt, il avait déjà subi une arrestation tout aussi illégale, alors qu’il se trouvait là aussi sur la Friche Saint-Sauveur. Le 18 septembre 2020 à 9 heures du matin, il avait été réveillé par des policiers alors qu’il dormait dans cette même cabane. Le procès-verbal d’interpellation indiquait que la vérification d’identité aurait été réalisée « rue de Cambrai »… A l’audience d’appel, le magistrat avait interrogé Monsieur Mouktar B., mais aussi un compatriote, arrêté au même moment dans une cabane voisine. Le magistrat avait jugé leurs récits suffisamment détaillés et crédibles, et en conséquence avait prononcé leur libération. L’ordonnance de la Cour retenait que le procès-verbal de police du 18 septembre 2020 ne suffisait pas « à démontrer que le contrôle d’identité de Monsieur Mouktar B. avait eu lieu sur la voie publique rue de Cambrai » ().

Mais le matin du 25 décembre 2020, tout au contraire, la juge des libertés et de la détention de Lille va s’en tenir uniquement aux mentions du procès-verbal de saisine-interpellation. « Aucun élément ne permet d’invalider les indications qui résultent des procès-verbaux de police quant au lieu d’interpellation de l’intéressé », décide la magistrate ().

 

 

A l’audience, la juge des libertés et de la détention avait interrompu la projection dès le début du premier film : « On ne va quand même pas passer la journée à regarder des vidéos ! »

Sur le second film qu’elle consentira finalement à visionner, elle ne reconnaîtra pas Monsieur Mouktar B. Sauf – peut-être et encore – son bonnet

Si l’on s’en suit à la lettre l’argumentaire de la juge des libertés et de la détention, Monsieur Mouktar B. aurait dû, pour être entendu du tribunal, produire un film où il apparaissait dès le début de son contrôle d’identité, et établir l’authenticité de cette vidéo quant à la date, l’heure et le lieu exact de la prise de vue [voir ci-dessous l’encadré : «  »].

A cette audience civile, tout s’est passé comme s’il s’agissait d’apporter la preuve irréfragable que des policiers avaient menti sur procès-verbal. Mais en droit, il s’agissait simplement d’apprécier si les pièces produites par le demandeur, le préfet du Nord, n’étaient pas contredites par d’autres éléments de preuve.

Pourtant, beaucoup, énormément de monde sait exactement ce qu’il s’est passé le 22 décembre entre 15h45 et 16h30 sur la Friche Saint-Sauveur à Lille. Surtout, une personne sait, précisément, minute par minute, comment s’est déroulé ce contrôle d’identité : le justiciable lui-même, Monsieur Mouktar B. Mais, pendant toute l’audience, la juge des libertés et de la détention de Lille n’a pas jugé nécessaire de l’interroger sur sa version des faits.

Cependant, tout n’est pas perdu. Monsieur Mouktar B. va, bien évidemment, faire appel de la décision rendue par le premier juge.

L’audience de la Cour d’appel

Quelques jours plus tard, lorsqu’il se présente devant la magistrate de la Cour d’appel chargée d’examiner son affaire, Monsieur Mouktar B. a engoncé son énorme bonnet marqué « BROOKLYN » sur la tête, et s’est emmitouflé dans son épais manteau gris et blanc.

« C’est bien moi sur la vidéo », confirme-t-il à la juge d’appel.

Le magistrat examine aussi le revers de sa capuche : au milieu apparaît le petit écusson marron qu’on reconnaît sur la vidéo. Aucun doute ne subsiste quant à sa tenue vestimentaire. La carrure et la taille correspondent aussi.

Dans le qu’il a versé aux débats, le caméraman atteste avoir suivi les trois personnes arrêtées sur la Friche, lorsqu’elles ont été conduites jusqu’à la camionnette de police stationnée rue de Cambrai… Il ajoute qu’il s’en est fallu de peu qu’il ne puisse pas filmer l’épisode décisif de 16h19 : la batterie de son téléphone-caméra était presque déchargée.

Après avoir vérifié l’horodatage informatique des fichiers d’images, la juge d’appel conclut dans son ordonnance  :

« Les éléments produits aux débats par Monsieur B. et notamment les vidéos, dont la date d’encodage permet de retenir qu’elles ont été prises le 22 décembre 2020 à 16h19, permettent de retenir que l’intéressé n’a pas été interpellé le 22 décembre 2020 à la suite d’un contrôle d’identité à 16h25 rue de Cambrai à hauteur de la Friche Saint Sauveur à Lille mais sur le terrain privé de la Friche Saint Sauveur où il vit habituellement, et se trouvait déjà escorté par les fonctionnaire de police à l’heure mentionnée de son interpellation. »

En raison de l’irrégularité de son interpellation, Monsieur Mouktar B. a été libéré le 29 décembre 2020. C’est la seconde fois en trois mois.

 

 

FAKE NEWS ! FAKE VIDEOS !

 

Pour suivre les prescriptions édictées par l’ordonnance rendue par le tribunal judiciaire de Lille le 25 décembre 2020 (), afin de pouvoir contester en justice les indications figurant sur un procès-verbal de police, il suffira de capter les images lors de l’interpellation.

Il est bien sûr recommandé d’utiliser une caméra d’un modèle récent, équipé un capteur haute résolution 4K, d’un stabilisateur d’image (ou d’un trépied) et d’un mode slow-motion, afin de pouvoir identifier facilement chaque visage et réaliser des arrêts sur image. Une optique avec un zoom 10x est évidemment souhaitable, le preneur de vues devant se tenir à l’écart afin de ne pas gêner l’opération de police. Il faudra aussi prévoir un micro directionnel, et ne rien perdre des échanges entre la personne contrôlée et les policiers. Naturellement, un GPS est indispensable pour situer les images à 10 mètres près.

Avant de se présenter à l’audience, il faudra veiller à faire établir un rapport par un expert judiciaire. Celui-ci attestera que les images n’ont pas été retouchées ni le son modifié, que l’horodatage et la géolocalisation n’ont été ni compromis ni altérés.

Il s’agit là, à l’évidence, de conditions d’admission de la preuve présentée devant un tribunal parfaitement raisonnables.

 

A ce propos, les images de Monsieur Neil Armstrong, prétendument prises le 20 juillet 1969 à 22h56 sur la Mer de la Tranquillité, apparaissent des plus douteuses. La résolution de l’image est médiocre, le son haché, la géolocalisation inexistante, et on ne voit même pas le visage de l’astronaute derrière son casque. En outre, la transmission vidéo n’a pas été certifiée par un agent assermenté.

Il faut en conclure que, juridiquement, il n’est pas établi que l’homme ait marché sur la Lune. En revanche, si un procès-verbal de police mentionne que Monsieur Neil Armstrong a été contrôlé le 20 juillet 1969 à 22h56 rue de Cambrai à Lille, ce sera bien la preuve qu’à cette heure-là, il se trouvait sur Terre. 😉

 

Prévisualiser dans un nouvel onglet