Un fauteuil roulant, où ça ? En matière de prise en compte du handicap, les institutions françaises ont encore quelques progrès à faire

Monsieur B., ressortissant albanais, a été victime il y a quinze ans d’un grave accident de la circulation. Devenu paraplégique, il se déplace en fauteuil roulant. En 2018, il quitte l’Albanie pour la France, et poursuit des soins à l’hôpital de Dunkerque : après avoir subi deux opérations chirurgicales en Grèce, deux de plus en Albanie, il en réalise deux autres en France, et les deux suivantes y sont programmées. Mais le 29 novembre 2019, le préfet du Nord prend à son encontre une obligation de quitter le territoire.

Monsieur B. roule son fauteuil jusqu’à la salle d’audience du tribunal administratif de Lille, pour expliquer qu’il n’est pas d’accord pour interrompre brusquement son suivi médical. Après avoir examiné ses pièces, notamment le récépissé de demande de titre de séjour « pour soins » remis trois mois plus tôt par… le même préfet du Nord, le juge annule sa décision. Désolé ! L’administration ne s’était pas aperçue qu’elle était en train d’étudier le cas de cette personne handicapée. Une demande de titre de séjour, où ça ? Dans une bonne administration, la main qui signe les arrêtés d’expulsion n’est pas censée savoir ce que fait la main qui examine les situations.

 

Dans les mois qui suivent, la situation médicale de Monsieur B. progresse : il peut maintenant se lever et se déplacer en s’aidant de ses béquilles.

En raison de cette amélioration, le préfet du Nord prend le 5 août 2021 une seconde obligation de quitter le territoire à l’encontre de Monsieur B. Celui-ci, n’ayant ni revenus ni famille en France, dépose un dossier de demande d’aide juridictionnelle pour engager un recours contre cette nouvelle décision.

Le 22 décembre 2021, Monsieur B. se voit ordonner de libérer la chambre où il est hébergé dans un foyer de Dunkerque. Le préfet réquisitionne aussitôt la Police aux Frontières, pour qu’elle vienne le sortir de son appartement, le placer en retenue, puis l’expulser en Albanie. Nous sommes le 24 décembre 2021… C’est Noël ! Mais pas de trêve des confiseurs pour les expulseurs.

 

Le 5 janvier 2022 à 6h30 du matin, les agents de la Police aux Frontières de Lille viennent frapper à la porte de la chambre de Monsieur B. dans son foyer de Dunkerque. Il empoigne ses deux cannes de marche, et cahin-caha, suit poliment les agents. Il s’excuse presque de les avoir dérangés : « Je sais bien que je devais quitter la chambre. Mais je n’ai nulle part où aller. Alors je suis resté sachant que je pouvais me faire expulser. »

A 13h19, un recours est déposé par son avocat au tribunal administratif de Lille, pour contester l’arrêté pris le 5 août 2021 par le préfet du Nord obligeant Monsieur B. à quitter le territoire. Cette simple saisine suspend, de plein droit, l’exécution de la mesure d’éloignement, aussi longtemps que la juridiction n’a pas statué (L722-7 CESEDA).

A 13h40, le préfet du Nord notifie à Monsieur B. son placement en rétention. Dans ses motifs, il retient trois choses : « il a fait l’objet d’un arrêté portant obligation de quitter le territoire le 5 août 2021 » – jusque-là, tout va bien 🙂   mais aussi  : « cet arrêté n’a pas été contesté auprès de la juridiction administrative » 🙁   et « il est exécutoire » :-<

Oh la boulette !

En droit, c’est ce qu’on appelle une splendide « erreur de fait » et un magnifique « défaut de motivation ».

Devant le juge des libertés et de la détention de Lille, qui statue le 7 janvier 2022 sur la régularité de l’arrêté du 5 janvier 2022 portant placement en rétention, Monsieur B. a beau jeu de soutenir que cette décision est illégale, puisqu’elle décrit une situation qui n’existait plus au moment où elle a été prise. Im-pa-rable.

Le représentant du préfet à l’audience, faisant valoir que « le dossier est complexe », le défend comme il peut. Il tente de convaincre le juge que, pendant la retenue L813-1 CESEDA – une mesure qui sert à faire des vérifications – le préfet n’a aucune vérification à faire. Ca c’est ben vrai, ça ! Une saisine du tribunal administratif, où ça ? Dans une bonne administration, la main qui prend les décisions n’est pas censée vérifier ce qu’elle écrit.

Cependant, le juge des libertés et de la détention choisira… d’approuver la décision du préfet… mais avec un argumentaire encore plus audacieux… que même le représentant du préfet à l’audience n’avait pas osé proposer. Car selon l’ordonnance rendue par le magistrat, puisque la saisine du tribunal administratif est intervenue (à 13h19) « postérieurement au placement en retenue de Monsieur B. » (à 6h30) et « très peu de temps avant la notification de la décision de placement en rétention » (à 13h40)… « EN CONSEQUENCE, lorsque le préfet affirme au moment où il rédige l’arrêté de placement en rétention qu’il n’y a eu aucune contestation de cette décision devant le tribunal administratif, il ne commet aucune erreur ».

Dans l’appel qu’il rédige devant la Cour, Monsieur B. est moins péremptoire pour fixer l’heure de rédaction de l’arrêté préfectoral : « Sauf à lire dans une boule de cristal, la vérité oblige à dire que personne n’en sait rien ».

 

Pour conclure à la nullité de l’arrêté préfectoral, le retenu paraplégique a également invoqué la violation de l’article L741-4 CESEDA. Ce texte, exorbitant du droit commun, oblige le préfet à réserver un sort particulier aux handicapés qu’il choisit d’enfermer dans un centre. L’administration doit alors « prendre en compte leur handicap pour déterminer leurs conditions de rétention ». Par cette obligation de motivation spéciale, le législateur a exigé que les pouvoirs publics précisent, par écrit, les mesures qu’ils entendaient prendre, pendant les 90 jours que peut durer la rétention, pour que la personne handicapée reçoive toute l’assistance nécessaire. Quid de la douche et la toilette, des déplacements dans le centre et lors des transports, de la préparation du départ, des mesures de prévention et de sécurité, de l’organisation du gîte et du couvert ?

Pour ce qui est de la motivation spéciale de l’arrêté, le préfet assure qu’il a bien compris que « l’intéressé faisait valoir des éléments sur son état de santé ». Lesquels ? Ben : « des éléments sur son état de santé »… Vous voyez pas de quoi qu’il cause ?
L’arrêté se réfère ensuite, laborieusement, à un avis rendu six mois plus tôt par des médecins, qui s’intéressaient – exclusivement – à la possibilité pour Monsieur B. de repartir en Albanie et de continuer à y être soigné – mais aucunement aux conditions d’un éventuel placement en rétention de 90 jours.
Pour faire joli, le préfet recopie aussi mot pour mot les termes du R744-18 CESEDA, lequel prévoit que Monsieur B.  pourra, comme n’importe quel autre retenu, « pourvu d’en formuler la demande, être examiné par un médecin de l’unité médicale du contre de rétention administrative, qui assurera, le cas échéant, la prise en charge médicale durant la rétention administrative ». C’est trop gentil de rappeler que le CESEDA s’applique en rétention : ce serait tout mignon de faire bénéficier les retenus des bonnes dispositions.

Quant à ce qui concerne les conditions particulières de rétention, le préfet… n’a évidemment rien prévu. Un handicapé, où ça ? Dans une bonne administration, la main qui pousse le charriot vers l’avion n’est pas censée savoir qu’elle pousse un charriot vers l’avion.

 

Pourtant, selon le juge des libertés et de la détention de Lille, « la décision de l’administration est particulièrement motivée quant à l’état de santé de Monsieur B. »

Monsieur Larry Tesler, l’inventeur du « copier/coller » informatique, mérite d’immenses louanges. Ce n’est pas nécessairement le cas du rédacteur de l’arrêté préfectoral : il n’a pas nommé ni décrit la situation médicale de Monsieur B. ; il s’est intéressé aux conséquences de l’expulsion au lieu d’examiner les conséquences de la rétention ; et pour répondre aux obligations de motivation de l’article L741-4, il a recopié l’article R.744-18. Il n’était donc pas forcément nécessaire, pour le juge des libertés et de la détention de Lille, d’approuver l’administration pour son travail de copiste malhabile.

La Cour d’appel n’aura pas à apprécier cette seconde erreur de l’arrêté préfectoral. Il lui a suffi de retenir la première (la décision n’était plus exécutoire) pour libérer Monsieur B.