Devant un tribunal, la règle est que l’auteur du procès doit apporter au juge toutes les pièces nécessaires afin d’établir le bien-fondé de sa demande. Selon l’adage, Actor incumbit probatio : la charge de la preuve incombe au demandeur. En vertu de ce principe, rappelé notamment par le code civil (), le code de procédure civile () et le CESEDA (), le préfet, lorsqu’il saisit le juge des libertés et de la détention d’une demande de prolongation de la rétention d’un sans-papier pendant vingt jours, doit lui remettre l’ensemble des documents lui permettant de vérifier, sans l’ombre d’un doute, que l’étranger a été pleinement informé de ses droits et continuellement placé en état de les faire valoir. Le tribunal est lié par les pièces produites par l’administration. Soit elles permettent de s’assurer de la régularité de la procédure – et le magistrat n’a alors d’autre choix que faire droit à la requête du préfet ; soit elles ne sont pas suffisantes pour s’en convaincre – et il doit rejeter la demande et libérer l’étranger.

Ceci, c’est la théorie. La pratique, c’est quelquefois « Bonjour… Vingt jours » et autres « Sauve-qui-peut la procédure ! »

Trois arrêts de principe, rendus le 31 janvier 2006 (RG , , ) ont modifié profondément et durablement les pratiques de l’administration, ainsi que la façon de travailler des magistrats. Dans ces décisions, la Cour de cassation a rappelé solennellement que les preuves de la régularité du procès doivent être fournies par le préfet et par lui seul, et en aucun cas par l’étranger. Il importe donc peu, relève la haute juridiction, que l’intéressé « ne justifie pas » ou « n’établisse pas » qu’il n’a pas « été placé en mesure de faire valoir ses droits ». Ces arrêts, rendus au visa de l’ de la Constitution française, enjoignait l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, de s’assurer que l’étranger a pu exercer effectivement ses droits, afin d’assurer le respect du principe suivant lequel « Nul ne peut être arbitrairement détenu ».

Cette grande et noble mission de protéger notre Constitution incombe donc au juge des libertés et de la détention. Il n’est pas sans intérêt de la lui rappeler quelquefois : car « tout a été dit, mais comme personne n’écoute, il faut répéter » (André Gide).

 

Lorsqu’il est convoqué devant le juge des libertés et de la détention, Monsieur B. a d’excellentes raisons de croire qu’il va recouvrer sa liberté, puisque la procédure suivie par l’administration est émaillée d’irrégularités conséquentes et incontestables. A minima, le juge ne pourra que constater que le dossier remis par le préfet ne lui permet pas d’être certain que l’étranger a pu concrètement exercer tous ses droits.

Tout d’abord, en violation de l’article , Monsieur B. a été placé au commissariat dans la même pièce qu’un autre étranger, non pas retenu comme lui, mais gardé à vue (en ce sens : ). Il peut même le prouver : cette personne qui était dans la même cellule se souvient de lui, elle est d’ailleurs présente à l’audience.

Ensuite, quelques heures plus tôt, en violation de l’article , lorsque Monsieur B. a été extrait du centre de rétention administrative (CRA) pour être conduit au tribunal, les gardiens ont oublié de lui restituer son téléphone portable. Or, si le prévoit bien la confiscation des téléphones dans le CRA (article 16), il ne s’applique – comme son nom l’indique – qu’à l’intérieur de celui-ci (en ce sens : ). Monsieur B. peut même le prouver : il accepte d’être fouillé par l’escorte, et le juge peut s’assurer auprès du CRA que son téléphone est bien resté consigné au coffre.

 

Le , sans réaliser la moindre vérification, va rejeter… l’ensemble des objections soulevées par Monsieur B., et la prolongation de sa rétention.

Concernant son grief d’avoir été placé dans une pièce occupée simultanément par une personne gardée à vue, le JLD répondra : « il n’en apporte pas la preuve ». Mais les personnes retenues n’ont ni caméra ni autorisation de filmer au commissariat, elles ne peuvent pas obtenir une copie du registre des geôles, et pas d’avantage faire entrer dans leur cellule un huissier ou un avocat… La démonstration réclamée par le juge judiciaire n’est donc rien d’autre qu’une preuve impossible (… outre qu’elle est inutile).

Concernant le grief de ne pas s’être vu restituer son téléphone portable lorsqu’il a été conduit au tribunal, le JLD répondra : « rien ne permet d’affirmer que l’intéressé ne soit pas porteur dans la salle d’audience de son téléphone ». Mais Negativa non sunt probanda : les faits négatifs n’ont pas à être prouvés. La démonstration réclamée par le juge judiciaire n’est donc rien d’autre qu’une preuve négative (… outre qu’elle est inutile). Alors, la prochaine fois qu’un magistrat refusera de s’assurer que le retenu n’est pas porteur de son portable en salle d’audience, il ne faudra pas qu’il s’étonne si l’étranger se pare tout à coup devant lui de sa plus belle tenue d’Adam.

 

Dans les années soixante, une émission télévisée soviétique, le , mettait en scène un brave homme venu convoyer des chameaux jusqu’à un cirque. Mais les dirigeants de cet établissement de spectacle refusaient de signer son bon de livraison, prétextant qu’ils avaient besoin d’un document officiel établissant que le convoyeur… n’était pas lui-même un chameau ! ou à tout le moins, d’attestations en ce sens rédigés par l’ensemble des habitants du pays… Le sketch avait donné naissance à une expression russe : « Prouve que tu n’es pas un chameau ! » Essayez : vous verrez qu’il est loin d’être facile d’apporter la preuve impossible d’un fait négatif.

Heureusement, dans notre pays, nul ne lancera jamais de telles gageures. En France, personne n’exigera de document attestant qu’aucun dromadaire n’a été placé dans une cellule de garde à vue, ou qu’un téléphone portable n’est pas caché dans la poche d’un kangourou. Car la France est le pays des droits de l’Homme – pas des droits de l’administration.