Il a fallu attendre six jours pour la création du monde. Pour un non-Français, il faudra dorénavant patienter pendant la même période avant de rencontrer un juge tricolore. C’est ce que vient de décider, après avoir sifflé la dernière cannette et renvoyé les call-girls, dans sa grande sagesse, le conseil constitutionnel dans sa décision du 9 juin 2011.

Petit rappel historique. Depuis trente ans (loi du 29 octobre 1981), lorsque l’administration préfectorale plaçait un étranger en situation irrégulière dans un centre de rétention, afin de parvenir à l’expulser du territoire français, elle pouvait le garder enfermé pendant 7 jours (loi de 1981), puis 10 jours (loi de 1993), puis 12 (loi de 1998), puis 32 (loi de 2003), et enfin 45 jours (loi de 2011).

Mais dès les premières heures qui suivaient la privation de liberté du justiciable, un magistrat indépendant était systématiquement saisi par le préfet. L’autorité judiciaire pouvait ainsi exercer, dans toute sa plénitude, la fonction de gardien des libertés individuelles que lui confère l’article 66 de la Constitution : ” Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi. “

Jusqu’à maintenant, l’autorité préfectorale ne pouvait donc disposer à sa guise de l’étranger que pendant quelques dizaines d’heures tout au plus : 24 heures jusqu’en 1997, puis 48 heures maximum jusqu’en juin 2011. Ensuite, elle devait passer la main à un haut magistrat : président du tribunal de grande instance, ou juge des libertés et de la détention, ou premier président de la cour d’appel, qui vérifiait si la procédure pénale et la rétention administrative s’étaient déroulées régulièrement, mais également si l’étranger avait été rempli de ses droits (sans papier, pas sans droit).

Le 11 mai 2011, le gouvernement faisait voter au forceps une loi qui repoussait ce délai à… 120 heures, soit 5 jours. Le nouvel article L.552-1 du Code de l’Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile prévoit maintenant : ” Quand un délai de cinq jours s’est écoulé depuis la décision de placement en rétention, le juge des libertés et de la détention est saisi aux fins de prolongation de la rétention “. Cinq jours sans le moindre contre-pouvoir à ceux du préfet et de sa police, cinq jours sans contrôle, cinq jours sans droit. Et si le préfet réussit son expulsion avant que le juge ne statue, la procédure est tout simplement jetée aux oubliettes, et personne n’aura à connaître des irrégularités, illégalités et autres atteintes aux droits qui la viciaient.

Au centre de rétention de Lille-Lesquin par exemple, la durée moyenne de rétention est de 6 ½ jours. D’autres départements se sont fait une spécialité de ” l’expulsion Chronopost ” (48 heures chrono). Jusqu’à présent, une reconduite réalisée en l’absence de tout contrôle par le juge civil était l’exception. Maintenant, cela deviendra la règle. Le gouvernement n’a d’ailleurs jamais caché que c’était bien là son but. Pas vu, pas pris.

Pour le conseil constitutionnel : ” En prévoyant que le juge judiciaire ne sera saisi, aux fins de prolongation de la rétention, qu’après l’écoulement d’un délai de cinq jours à compter de la décision de placement en rétention, [le législateur] a assuré entre la protection de la liberté individuelle et les objectifs à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice et de protection de l’ordre public, une conciliation qui n’est pas déséquilibrée. “

Pour un étranger expulsé en moins d’une semaine, aux termes d’une procédure illégale et dont les droits ont été bafoués (de surcroit, du fait de la même personne) :

  • Liberté individuelle = 0 ;
  • Bonne administration de la justice = 0 (pas d’audience : pas de justice) ;
  • Protection de l’ordre public = 20/20 !

C’est ce que le conseil constitutionnel appelle une ” conciliation qui n’est pas déséquilibrée “. Effectivement, elle est brinquebalante, vertigineuse, abyssale. Elle n’est pas déséquilibrée.

Convenons, avec le conseil constitutionnel, que si ” les hommes naissent libres et égaux en droit ” (article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789), il n’est pas choquant que ” le représentant de l’Etat soit bien plus égal que l’étranger “, et que ” la fin justifie les moyens ” ; bon, elle arrive cette bière ?

Ah ! bien sûr, l’étranger placé en rétention administrative pourra toujours saisir une autre juridiction, le président du tribunal administratif, d’une requête en annulation de la mesure. Mais d’une part, il s’agit d’une simple faculté. D’autre part, elle se déroule à l’initiative de l’étranger. Et enfin, le juge auquel il s’adresse devra s’interdire, au nom de la séparation des pouvoirs, de connaître de choses aussi fondamentales qu’une arrestation illégale, ou la possibilité d’exercice de ses droits par le retenu. Le tribunal administratif est juge de la légalité d’une décision administrative, mais pas des conditions de sa mise en œuvre, qui sont gardées par le juge judiciaire.

Premier effet pervers de la loi (qui n’en est pas économe) : pour desciller les yeux du juge civil, rendu aveugle pendant une semaine par l’effet conjugué des décisions du législateur, du conseil constitutionnel et de la cour de cassation, les 30&nbsp 000 étrangers qui sont chaque année placés en rétention n’auront plus d’autre choix que de systématiquement saisir le président du tribunal administratif, seul juge qui demeure immédiatement accessible. De 15 000 recours chaque année, le nombre de requêtes a toutes les chances d’au moins doubler dès l’entrée en vigueur de la nouvelle loi… Y’a bon la ” bonne administration ” de la justice administrative que v’là !

Après avoir brillamment exposé que cinq jours sans droit, ce n’était pas de trop afin de rééquilibrer l’ordre public (qui a donc nécessairement été déséquilibré ces trente dernières années, sans que d’ailleurs personne ne s’en aperçoive vraiment), le conseil constitutionnel s’est savamment posé la question du ” Quand c’est-y que c’est de trop ? ” Prenant leur boulier, les ” sages ” ont finement relevé qu’en additionnant 2 jours de garde à vue sans juge + 5 jours de rétention sans juge, cela faisait sept jours. Et que ça commençait à faire too much

Le conseil constitutionnel a donc fièrement introduit dans son considérant n°73 une soit-disante ” réserve d’interprétation “, qui prévoit qu’en cas de garde à vue de 48 heures, l’étranger doit être présenté au juge judiciaire avant l’expiration du délai de cinq jours (quatre jours et 23 heures, ça devrait passer). Petite précision : sur les mille dossiers d’étrangers dont j’ai eu à connaître ces six dernières années, je n’ai jamais connu un seul cas de garde à vue ayant duré 48 heures. Le seul avantage patent de cette mesurette est d’autoriser la publication par le conseil constitutionnel d’un communiqué triomphal intitulé ” Décision n°2011-631 DC Loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité : non-conformité partielle “. C’est vrai qu’un titre du genre ” Des réserves d’interprétation qui ne concernent personne “, c’était nettement moins accrocheur.

En résumé, le rôle du juge judiciaire consacré par l’article 66 de la constitution, le législateur peut s’assoir dessus, mais pas plus de sept jours. Maintenant, pourquoi sept jours ? Et pas six et demi, ou deux comme maintenant ? Passez-moi une paire de dés, je m’en va vous expliquer.

” Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ” (article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen). Dorénavant, pour les étrangers en situation irrégulière, les Droits ne seront plus garantis pendant une petite semaine. La France n’a plus de Constitution. Il lui reste un conseil constitutionnel. Ca console quelqu’un ?

 

P.S. : Pour une étude plus complète –  et sans gros mots – de la décision du conseil constitutionnel : lire le blog Combats pour les Droits de l’Homme.