Lorsque l’heure de l’audience approche, trouver une place de parking pour stationner à proximité du tribunal administratif de Lille relève souvent de la gageure. Lors de l’inauguration des nouveaux locaux de cette juridiction, en 2016, le vice-président du Conseil d’Etat avait pourtant fait l’éloge d’un lieu « ouvert, accueillant, et aisément accessible par les justiciables, les magistrats et les agents du tribunal ». Accessible pour les juges, les greffiers et les policiers ? Aucun doute, ils y sont les bienvenus ! Tout est préparé pour leur faciliter l’accès : parking automobile grillagé, entrées séparées, agents de sécurité, télésurveillance, badges à toutes les portes… Mais pour les usagers – et plus encore pour les avocats – c’est une tout autre affaire. Heureusement, certains justiciables, plus malins (et plus égaux) que d’autres, ont trouvé la solution…
Pour le vulgum pecus, il y a le métro Porte d’Arras, 10 minutes à pied. Pour les sportifs, il y a la bicyclette. Mais ils ont intérêt à ne pas traîner : une seule minute de retard, et le juge risque de lever l’audience sans les attendre, en leur claquant la porte au nez (TA Lille, 31/03/2022).
Quant au préfet du Nord, il a réglé le problème à sa manière, digne d’un grand serviteur de l’Etat. Lorsqu’il est convoqué à une audience du tribunal administratif de Lille, afin d’être sûr d’arriver à l’heure, il s’y rend avec sa berline de fonction, il sonne pour se faire ouvrir le grand portail, roule le long du parking jusqu’au bout de l’allée, et se gare à la place d’honneur, juste à côté de celles des présidents de chambre… et rentre ainsi dans la juridiction – celle-là même qui, dans quelques minutes, va juger son action – par la porte spécialement réservée au personnel du tribunal, juges et greffiers.
Ah ! Si tout le monde pouvait faire pareil…
Le 05/12/2022, lorsqu’une cinquantaine de justiciables sont convoqués par le tribunal administratif, pour se défendre contre la demande du préfet du Nord qui veut, au mois de décembre, les expulser sans délai de leur lieu de vie, ils s’y transportent pedibus ou bicycletus, bien emmitouflés dans leurs manteaux. Ils rentrent dans l’enceinte de la juridiction par la petite porte à gauche, et patientent sagement en file indienne jusqu’au poste d’accueil à l’entrée.
Au contraire, le directeur de cabinet du préfet du Nord, qui a pourtant été convoqué dans les mêmes termes et selon les mêmes formes par la même juridiction, préfère quant à lui s’y rendre dans une Citroën Talisman à 40 000 €, avec chauffeur, et climatisation. Il se fait ouvrir le grand portail de droite, roule tranquillement dans l’allée centrale du parking, bien à l’écart de la file des justiciables lambda, dont il est séparé par une solide grille métallique. Puis sa grosse bagnole se gare au bout de l’allée, il en descend avec son beau costume en tenant sa jolie serviette, et il rentre prestement dans le tribunal par la petite porte interdite au public.
Bizarre, bizarre… Ce jour-là, tous les arguments des justiciables qui sont passés par la porte de gauche seront écartés par la juridiction. Au contraire, celui qui est rentré par le grand portail de droite obtiendra tout ce qu’il souhaitait (TA Lille, 8/12/2022). Comme c’est étrange !
D’ailleurs, quelques mois plus tôt, le 30/06/2022, lorsqu’une vingtaine de familles avaient saisi le tribunal administratif, pour demander la suspension d’un arrêté préfectoral qui ordonnait leur expulsion immédiate d’un campement où elles résidaient depuis trois ans : même punition. Le directeur de cabinet du préfet du Nord rentrait dans la juridiction par le grand portail, et en sortait victorieux ; les représentants des justiciables passaient par la petite porte, et repartaient vaincus (TA Lille, 01/07/2022).
Et le 18/01/2023, lorsque Monsieur et Madame P. ainsi que leurs enfants obtenaient la convocation au tribunal administratif du préfet du Nord, qui refusait de les reloger après les avoir expulsés manu militari en plein hiver, même sanction : les justiciables passent du côté gauche, l’administration du côté droit… Et le préfet du Nord ne perdait pas son procès – tout au contraire (TA Lille, 20/01/2023).
Ainsi, dès qu’il arrive au tribunal, dans les symboles et les apparences, le préfet n’est déjà pas n’importe qui. Pas tout à fait un justiciable, mais plutôt un invité. Plus exactement un usager, mais déjà un peu un hôte de marque. Moins un simple citoyen qu’une administration toute puissante, sûre de son bon droit, de ses prérogatives, et des avantages liés à sa fonction.
Ce qui est instructif avec les privilèges, c’est qu’ils révèlent autant sur ceux qui les réclament que sur ceux qui y consentent. Car – presque – tout le monde aimerait jouir d’avantages. Mais la vraie question est de savoir pour quelle raison certains en bénéficieraient ?
Il paraît que c’est « l’usage » dans les tribunaux administratifs, de laisser la voiture du préfet resquiller une place sur le parking réservé aux magistrats.
[Le paragraphe qui suit n’est qu’amusette, balivernes et billevesées. La précision est d’importance, parce que tous ceux qui précédent et qui suivent sont rigoureusement exacts.]
Des recherches approfondies menées par des historiens du droit surdiplômés ont en effet permis de découvrir l’existence de précédents, qui ont ancré dans la tradition ce qui n’était que de simples coutumes rustaudes et archaïques. Ainsi, au XVIIe siècle, Louis XIV avait obtenu le privilège d’avancer son carrosse jusqu’au perron des « Parlements » – l’ancien nom des tribunaux -, lesquels rendait d’ailleurs la Justice en son nom (la Loi, c’est Lui)… 😊 Au XIIIe siècle, Gengis Khan s’autorisait à entrer dans le Yārghū (tribunal mongol) sans même descendre de son cheval ni retirer ses bottes crottées… 😉 Et 50 ans avant Jésus-Christ, le chef d’un petit village d’irréductibles Gaulois se rendait au tribunal local en étant porté par deux guerriers sur un bouclier (source : Astérix et le Chaudron).
Plus sérieusement, il faut se souvenir de l’époque, pas si lointaine (jusqu’en 1953) où les tribunaux administratifs français s’appelaient des « Conseils des préfectures » et étaient présidés par le préfet. Quant au rapporteur public, il se nommait « Commissaire du gouvernement » mais n’était autre que le secrétaire général de la préfecture. C’est dire si, à l’époque, les représentants de l’Etat y bénéficiaient de places de choix – et pas seulement sur le parking.
Ce qui est gênant avec les privilèges, c’est moins leur existence que leurs limites. On sait où ça commence ; on ne sait pas où ça finira.
La place de stationnement doit-elle être réservée au seul préfet ? Non bien sûr ! Et le directeur de cabinet ? Affirmatif ! Et qui d’autre ? Le secrétaire général, les chefs de bureau… Quoi encore ?
Mais pourquoi s’arrêter là ? Le recteur, les officiers de police et de gendarmerie, les agents du Trésor, tout le beau linge de l’administration mérite lui aussi bien des égards.
Et quelles seront les étapes suivantes ?
Faut-il leur fournir les clefs et les badges du tribunal, le code Wifi et le mot de passe des ordinateurs, les lignes directes des postes téléphoniques des magistrats ? Et pourquoi pas un accès à la cantine ?
Quant à la salle d’audience, afin que les gens du public comprennent bien à qui ils ont affaire, devra-t-on poser des plaques signalétiques derrière les chaises des justiciables privilégiés ? D’ailleurs, dans les églises du siècle dernier, les familles riches possédaient des prie-Dieu portant leur nom. Et aujourd’hui encore, les starlettes continuent d’avoir droit à leur siège personnel sur les plateaux de cinéma.
Enfin – puisqu’il est question d’étiquette – faut-il raccompagner les fonctionnaires V.I.P. lorsqu’ils reviennent à leur voiture ? Doit-on leur tenir la porte ? Qui se charge de faire les vitres et de vérifier l’huile ?
Bah ! Ne soyons pas pessimistes. Certaines traditions sont amenées à évoluer. Un de ces jours, un justiciable de base ou un avocat commis d’office se rendra en vélo au tribunal administratif de Lille, il fera tinter sa sonnette, et demandera à ce qu’on lui ouvre le grand portail pour rentrer sa bicyclette sur le parking réservé aux magistrats ; il expliquera à l’interphone que ça pourrait bien lui porter chance et lui faire gagner son procès.