En janvier 2014, Anastasiia S., jeune Ukrainienne de 19 ans, arrive en France pour y commencer des études de langue. Elles dureront huit ans.
A l’université de Perpignan puis de Lille, elle suit brillamment un cursus de L.E.A. (Langues Etrangères Appliquées) : diplôme d’étude français B1 en 2014, C1 en 2015, espagnol en 2016, licence anglais-espagnol en 2017 et 2018, licence anglais-russe en 2019, 2020 et 2021. Au conservatoire, elle poursuit pendant trois ans son deuxième cycle de piano.
En mars 2019, elle obtient un travail d’appoint dans la restauration. Elle y rencontre un Français. Une relation amoureuse commence. Deux ans plus tard, ils emménagent ensemble. En août 2021, ils se pacsent.
Son employeur, après l’avoir formée pendant le premier confinement, envisage de lui confier plus de responsabilités. Il lui propose en juin 2020 de passer à temps complet. Ce nouveau contrat de travail lui sera fatal…
Trois mois plus tard, lorsqu’Anastasiia S. sollicite auprès de la préfecture du Nord le renouvellement de son titre de séjour pluriannuel « étudiant » ou un premier titre de séjour « salarié », elle se heurte à un refus. Pourquoi ? Parce qu’un étudiant ne peut pas dépasser la limite de 60% de temps de travail (article L313-7 CESEDA). Et parce que son contrat dans la restauration serait « en inadéquation avec ses études de langue ».
Par un arrêté du 29/04/2021, le préfet du Nord refuse de lui délivrer un titre de séjour, l’oblige à quitter le territoire français à destination de l’Ukraine, et lui interdit de retourner sur le territoire français pendant un an. L’administration sait ce qui est juste…
Son employeur saisit le ministre de l’Intérieur d’un recours gracieux, Anastasiia S. dépose une demande de réexamen, des recours sont introduits devant le tribunal de Lille : rien n’y fait.
Dans son mémoire devant la juridiction, l’administration se félicite de ses décisions… et blâme la jeune étrangère :
- Le préfet avait parfaitement le droit de refuser un titre de séjour étudiant « alors même que la réalité et le sérieux de ses études n’est pas contesté »…
- … mais tout bien réfléchi, Anastasiia S. n’a « manifestement » pas terminé ses études « avec sérieux », puisqu’elle réclame maintenant un statut « salarié » [sic]
- L’objet de son séjour en France était « tout autre », puisqu’elle vient de se pacser avec un Français [re-sic]
- D’ailleurs, ce PACS a été conclu après l’arrêté portant obligation de quitter le territoire, ce qui est « étonnant » [re-re-sic]
Le 24/02/2022 à 08h, la Russie envahit l’Ukraine.
Lundi 07/03/2022 à 15h, après s’être concerté avec la Commission « Droits des étrangers du Barreau de Lille », et avec l’accord de sa cliente, l’avocat d’Anastasiia S. demande au préfet du Nord d’abroger les décisions prises l’année précédente, « en raison des circonstances de fait et de droit nouvelles ».
Mardi 08/03/2022 à 10h, le préfet du Nord refuse, préférant « laisser le tribunal administratif apprécier la légalité de ses décisions ».
Le même jour, le nombre de réfugiés ukrainiens dépasse les deux millions. La France annonce qu’elle s’apprête à accueillir dans les prochaines semaines 100.000 Ukrainiens.
Mercredi 09/03/2022 à 14h, Anastasiia S. rencontre un journaliste à la rédaction de « La Voix du Nord ». Ce dernier contacte téléphoniquement la préfecture du Nord, qui maintient son refus. L’administration ne veut rien entendre…
Jeudi 10/03/2022 à 16h, un article remarquable est publié sur le site internet du quotidien : « Anastasiia, Ukrainienne sans papier ».
Vendredi 11/03/2022 à 14h, le préfet du Nord contacte l’avocat de Mme Anastasiia S., afin qu’elle se présente à l’accueil des titres de séjour, pour se voir remettre « un récépissé dans l’attente de la fabrication de son titre de séjour ». Il était temps ! et en même temps : ce n’est pas trop tôt…
Lundi 14 mars 2022 à 10h, Mme Anastasiia S. a reçu en préfecture des papiers l’autorisant à rester en France.
Certains jours, on n’est pas mécontent de vivre dans un pays où l’on peut compter sur les avocats et les journalistes. Et ce n’est pas de l’ironie.
Maintenant, pour ce qui est de l’administration française, il existe quelques petites réserves. Et c’est un euphémisme.