Pour cette troisième édition du Prix Créon de la jurisprudence, le jury, après en avoir délibéré, a choisi de distinguer quatre décisions (dont deux identiques) rendues entre le 1er avril 2016 et le 31 mars 2017, visant à restreindre la liberté d’une personne étrangère qui revendique des droits. Conformément au règlement, ces jugements et ordonnances ont été retenues pour leur capacité à susciter chez le lecteur une vive émotion : béatitude, incompréhension, fou-rire…
Catégorie béatitude
Tribunal administratif de Lyon, 1er février 2017
Mme Anna T., ressortissante congolaise, entre en France irrégulièrement en mai 2014. Dix-huit mois plus tard, elle y donne naissance à un bébé, prénommé « Preston ». Le père de celui-ci, M. John Y., un ressortissant congolais en situation régulière, le reconnait trois mois plus tard, et l’enfant prend le nom de son père.
Le 16 février 2016, le préfet du Rhône décide de renvoyer Mme Anna T. dans son pays d’origine, malgré le fait que son bébé devra alors être séparé d’un de ses deux parents. Mme Anna T. conteste cet arrêté préfectoral devant la juridiction administrative.
Dans son jugement du 1er février 2017, le tribunal de Lyon écarte la totalité des arguments de la requérante, avec des motivations inégalement convaincantes… et deux considérants qui valent leur pesant de couche-culotte. « Il n’est pas démontré que M. Y. serait le père du dernier enfant de Mme T. né sur le territoire français le 4 novembre 2015, qu’il n’a reconnu que le 15 février 2016 » ; « l’acte de reconnaissance établi plusieurs mois après la naissance du jeune Preston, fils de Mme T., le 4 novembre 2015, ne peut suffire à démontrer que M. T. serait le père de l’enfant ».
Pour les rares personnes qui ne connaissent rien au Code Napoléon, rappelons qu’en France, la filiation est établie par les actes d’état civil. Dans le cas de Preston Y., né hors mariage, c’est l’article 316 du Code civil qui s’applique. Les doutes émis par des juges administratifs n’y changeront rien.
Lorsqu’il sera plus grand, espérons seulement que le pauvre Preston Y. ne lira jamais ce jugement, rendu par trois juges français au nom du peuple du même nom, qui écartent la loi du même nom, en expliquant à deux reprises qu’ils ne sont pas bien sûrs que son papa soit vraiment son père.
Catégorie Incompréhension
Deux ex æquo cette année : Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, 27 mai 2016 & 19 octobre 2016
Mme Meiyi Q., ressortissante chinoise, est arrivée en France en 2011, et s’y est mariée avec un Français en 2013. Elle tente ensuite, à plusieurs reprises, de déposer en préfecture de Nanterre une demande de titre de séjour « conjoint de Français ». Vainement, puisqu’à chaque fois, les employés de la préfecture refusent de lui remettre un dossier et de lui fixer un rendez-vous pour le déposer. C’est ce qu’on appelle un « refus guichet ».
Le 19 mai 2016, Madame Meiyi Q., accompagnée de son mari Monsieur Daniel G. et de leur conseil Maître Abderrazak MAAOUIA, se rendent à nouveau en préfecture de Nanterre. Dans l’attestation destinée à être produite en justice qu’il rédige ensuite, leur avocat relate : « J’atteste avoir accompagné le 19 mai 2016 à midi les époux G. à la préfecture de Nanterre […] Après 3 heures d’attente, nous avons été reçus aux environs de 15 heures au guichet 3 par Madame P. qui nous a indiqué […] qu’elle n’était pas autorisée à traiter sa demande en lui donnant un rendez-vous préfectoral […] Ce refus a été confirmé pour le même motif par son supérieur hiérarchique qui, pour couper court à mes arguments, m’a déclaré : « elle n’aura pas de rendez-vous ». »
Forte de l’attestation de son avocat, ainsi que de celle rédigée par son mari, Madame Meiyi Q. saisit le tribunal administratif de deux requêtes dirigées contre le refus guichet (au fond et en référé).
A quelques mois d’intervalle, les réponses des deux juges du tribunal administratif de Cergy-Pontoise claquent comme des soufflets : « la seule production des témoignages de son époux et de son conseil ne suffit pas à établir l’existence d’une telle décision [de refus verbal d’enregistrement de la demande de titre de séjour] ». Le second juge s’est contenté d’un copier/coller de la motivation du premier.
Pour le témoignage rédigé par le mari, l’objection est hélas classique, quoique très critiquable. Pour l’attestation rédigée par le Conseil de Madame Meiyi Q., c’est autre chose… Les Avocats ont prêté serment devant le Premier président de la Cour d’appel d’exercer leur fonction avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. Ils ont la qualité d’auxiliaires de justice, comme les huissiers, les notaires, les greffiers du tribunal… Si, sans aucune raison ni la moindre explication, leur parole est dépréciée, leur honneur est mis en doute, leur mission est suspectée, par des décisions rendues par une juridiction, c’est toute l’institution de la Justice qui se trouve éclaboussée.
Selon les termes de ces deux décisions, Madame Meiyi Q., afin d’établir qu’elle s’était réellement rendue en préfecture et qu’elle s’était vraiment vu opposer un refus guichet, aurait dû prouver qu’elle avait obtenu « un rendez-vous pris pour la présentation de sa demande » (ce qui est absurde, puisqu’il lui a été refusé), qu’elle s’était vu remettre un « document administratif à l’occasion de son déplacement » (idem) ou « un accusé de réception de sa demande au guichet » (itou).
Dans l’esprit de ces deux juges de Cergy-Pontoise, seules les preuves émanant de l’administration sont donc recevables. Laquelle administration, c’est bien connu, ne commet jamais d’erreurs ni d’illégalités. Jamais. Et lorsqu’elle le fait, elle pourra toujours invoquer à son profit la règle, non écrite mais bien connue de certains magistrats administratifs : « Le requérant ne rapporte jamais la preuve de ses allégations – sauf s’il est fonctionnaire ».
Catégorie fou-rire
Un des gagnants de 2016 est de retour : JLD de Meaux, 22 octobre 2016
Le lauréat de 2017… a déjà remporté un prix Créon en 2016 ! Entretemps, son auteur a connu les honneurs de la presse nationale : le Figaro a dit beaucoup de bien de lui (ou plus exactement, a repris fidèlement ses propos), tandis que le Canard Enchaîné… un peu moins. Surnommé « le Juge 100% » par des avocats, il fait l’objet de demandes de récusation incessantes. Et la Cour d’appel de Paris n’est pas toujours insensible aux accusations des défenseurs des étrangers.
Le 21 octobre 2016, un ressortissant afghan tente néanmoins de faire mentir les statistiques, en demandant au « juge 100% » d’ordonner sa remise en liberté. Pour déclarer la requête de l’étranger irrecevable, le magistrat fait, une nouvelle fois, démonstration de beaucoup d’inventivité : « Attendu que la requête présentée est rédigée en langue française, totalement ignorée par le retenu, et signée par lui et non par son représentant, il y a lieu de constater que Monsieur Mohammed Wali R. n’est pas à l’origine de cette requête. »
Selon ce juge, les étrangers qui réclament justice doivent donc savoir parler, lire, et écrire en bon français – et bien connaître le Droit, tant qu’à faire (quoique… il y a deux sortes de Droits : celui que l’on connaît et celui que l’on pratique).
L’article R.552-17 du CESEDA énumère les conditions de recevabilité de la demande d’un l’étranger qui souhaite qu’il soit mis fin à sa rétention : sa requête doit être 1) motivée 2) signée de l’étranger ou de son représentant 3) accompagnée de toutes les pièces justificatives. L’étranger n’a évidemment pas l’obligation de rédiger lui-même la requête.
La Cour d’appel de Paris donnera évidemment tort au premier juge. Et le juge de Meaux n’en tiendra évidemment aucun compte, choisissant à nouveau quelques mois plus tard de déclarer irrecevable une requête signée d’un retenu qui ne parlait que bambara…
L’an dernier, cet ancien gagnant du prix Créon 2016 (catégorie « incompréhension »), avait refusé d’examiner la requête d’un étranger, au motif qu’il ne croyait pas que ce fût sa signature. Cette année, ce gagnant du prix Créon 2017 (catégorie « fou-rire »), récidive en refusant d’examiner la requête d’un étranger au motif qu’il ne pensait pas qu’il l’eût rédigée lui-même. L’an prochain, l’attribution d’un troisième prix Créon (catégorie « Béatitude ») ne saurait donc être exclue : notamment, s’il refusait d’examiner la requête d’un étranger, au seul motif qu’il est étranger (tandis que le préfet et le juge, mon bon Monsieur, eux au moins, ils sont français !)
Prix Créon de la jurisprudence 2018
Pour la quatrième édition du prix Créon de la jurisprudence, qui a commencé le 1er avril 2017, il est rappelé les CONDITIONS A REMPLIR :
- La décision doit avoir été rendue par une juridiction française : JLD, Premier président, Cour de cassation, Tribunal administratif, Cour administrative d’appel, Conseil d’Etat, Tribunal de Grande Instance, Cour nationale du droit d’asile…
- Elle doit concerner le droit des étrangers : séjour, rétention, nationalité…
- Elle doit avoir été rendue entre le 1er avril 2017 et le 31 mars 2018.
- Elle est adressée au webmaster de ce site internet : contact[at]pole-juridique.fr.
- Elle est obligatoirement accompagnée d’un commentaire rédigé par l’expéditeur, et si nécessaire, de tous les documents nécessaires à sa compréhension (documents anonymisés).