Pour cette deuxième édition du Prix Créon de la jurisprudence, le jury, après en avoir délibéré, a choisi de distinguer trois décisions rendues entre le 1er avril 2015 et le 31 mars 2016, visant à restreindre la liberté d’une personne étrangère qui revendique des droits. Conformément au , ces ordonnances ont été retenues pour leur capacité à susciter chez le lecteur une vive émotion : béatitude, incompréhension, fou-rire…

 

Catégorie fou-rire

Le 6 janvier 2015, le préfet de Haute-Garonne prend un arrêté qui oblige Monsieur X, se disant Algérien, à quitter le territoire français (OQTF) et à retourner sans délai dans son pays. Deux semaines plus tard, le sans-papier est renvoyé à Alger.

Las ! S’étant aperçues que l’identité et la nationalité de Monsieur X étaient fausses, les autorités algériennes décident à leur tour de le renvoyer en France. Le 21 mai 2015, le préfet de Haute-Garonne s’empresse de le replacer au centre de rétention de Toulouse, en se fondant sur sa décision du 6 janvier 2015.

Pa-ta-tra ! L’administration française a totalement perdu de vue que ce dernier arrêté ayant été exécuté quatre mois plus tôt, toute la procédure était à recommencer depuis le début (voir par exemple : ). Devant le juge des libertés et de la détention de Toulouse, l’avocate de Monsieur X fait donc valoir que la décision préfectorale du 6 janvier 2015 est maintenant privée de tout effet.

Ba-da-boum ! Dans son , le JLD fait taire toutes les protestations de la Défense. Pourquoi ? Simplement parce que « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude » ! Monsieur X ayant donné une fausse identité, c’est à cause de lui que le préfet a pris un mauvais arrêté (ce qui est vrai) ; c’est aussi à cause de lui que le préfet a oublié quatre mois plus tard d’en reprendre un bon (ce qui est faux). Selon le JLD, Monsieur X resterait « justiciable » d’une décision « qu’il a lui-même généré par ses mensonges »… Et peu importe que ladite décision ait disparu depuis des lustres, ou que la nouvelle repose sur du vide. Normalement, une décision administrative, telle qu’une OQTF, ne peut être exécutée qu’une seule fois ; mais d’après le JLD, si l’étranger a turpitudiné, elle peut ressusciter indéfiniment.

Si à chaque fois qu’un justiciable commettait un acte laid ou honteux, le juge donnait systématiquement raison à son adversaire, même des mois plus tard, même au cours d’un autre procès, et quel que soit le mérite de ses explications et la pertinence de ses objections, c’est sûr, la besogne des préfets serait grandement facilitée et les procès prendraient beaucoup moins de temps. Les jugements débuteraient tous par la formule magique : « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ». Et pour caractériser la turpitude de l’étranger, il suffirait de relever un pieux mensonge, une coupable omission, un séjour irrégulier, un défaut de papier… Voire un faciès délictuel.

 

Catégorie incompréhension

M. Juliano A., ressortissant serbe, placé le 28 août 2015 au centre de rétention de Metz, est transféré deux semaines plus tard à celui du Mesnil-Amelot. Estimant qu’il a été illégalement privé de ses droits, il décide d’adresser une requête au juge des libertés et de la détention (JLD). M. Juliano A. ne parle pas français, il est d’ailleurs analphabète : les quatre pages de sa demande sont bien évidemment rédigées par l’association qui aide les retenus, et il n’a plus qu’à signer en dessous de son nom. Ce qu’il fait.

Le préfet ne réagit pas, ne communique aucune pièce à la juridiction, et ne se fait même pas représenter à l’audience. L’affaire se présente donc très bien pour M. Juliano A., qui s’apprête à vaincre sans péril et triompher sans gloire. Dans le jargon de la Défense, dans un pareil cas, même un « JD » (Juge de la Détention – tout court), même un magistrat « prolongator », même un parquetier ne pourront faire autrement que donner raison à l’étranger, puisque la version qu’il expose n’est pas contredite par l’administration.

C’était compter sans l’imagination du JLD de Meaux. Le magistrat déclare la demande de l’étranger « irrecevable »… au motif qu’elle ne serait pas signée. En effet, explique très sérieusement le juge dans un attendu très tourmenté : la requête « ne porte pas la signature de l’étranger » ; « le trait horizontal figurant sous le nom de l’étranger ne saurait être assimilé à une signature dans la mesure où ce graphisme ne permet pas d’identifier la personne » ; enfin, le JLD déplore de ne pouvoir comparer ledit « trait horizontal » avec d’autres paraphes de M. Juliano A., « ce qui interdit de faire toute comparaison de signature ».

Si l’on comprend bien cette décision (catégorie « incompréhension » du Prix Créon), non seulement la signature figurant sur les requêtes doit mentionner « Ceci est une signature » ; mais encore son graphisme doit permettre d’identifier son auteur (le mieux serait un long paraphe reprenant le nom-prénom-date-lieu-de-naissance-nationalite-profession-domicile) ; et enfin elle doit être authentifiée par un tiers (lequel émargera à son tour… selon les modalités précitées), ou authentifiable par un magistrat (lequel cumule des talents de juriste et de graphologue).

Heureusement pour l’administration, ce JLD n’impose pas le même formalisme s’agissant des signatures des préfets, des procureurs, des policiers, des interprètes. S’agissant de celles des avocats de sans-papiers, la question mérite de lui être posée (et la réponse est toute trouvée).

 

Catégorie béatitude

M. et Mme S., de nationalité Kosovare, ont fui leur pays et sont arrivés en France en décembre 2014. L’enregistrement de leur demande d’asile est refusé par la préfecture du Rhône, qui considère que la Hongrie en est seule responsable, puisqu’ils y ont transité pendant quelques jours. Le 15 mai 2015, Mme Gjylije S. tombe enceinte. Le 10 août 2015, l’administration française leur ordonne de retourner en Hongrie. M. et Mme S. demandent au tribunal administratif de Lyon d’annuler la mesure. Mais leur requête est rejetée le 24 août 2015.

Dans les semaines qui suivent, la grossesse de Mme Gjylije S. se complique, en raison d’un diabète gestationnel nécessitant un traitement par insuline et une surveillance régulière. Le 13 janvier 2016, le préfet du Rhône indique aux époux S. qu’un vol pour la Hongrie leur est réservé huit jours plus tard. Le lendemain, un médecin atteste que l’état de santé de Mme Gjylije S., alors enceinte de sept mois et demi, « ne lui permet pas de prendre l’avion ». Le même jour, les époux S. saisissent à nouveau le tribunal administratif de Lyon, lui demandant de constater qu’en l’état, un éloignement forcé constituerait une violation manifestement grave et illégale de leurs libertés fondamentales.

Les quinze pages de la requête adressée par leur avocate… sont purement et simplement écartées par le tribunal administratif de Lyon, sans instruction ni audience. Selon l’ rendue le 15 janvier 2016 par le juge des référés, il n’y a rien à juger, puisque la juridiction a déjà pris une décision le 24 août 2015, et que la situation est identique cinq mois plus tard : les conditions d’accueil des demandeurs d’asile en Hongrie n’ont guère changées ; et Mme Gjylije S. est toujours, grosso modo, enceinte (quoique de plus en plus)… Parmi les seize pièces qui ont été remises au tribunal, le magistrat ne se réfère qu’aux seuls documents émanant de la préfecture : la convocation à l’aéroport et le routing. Exit donc le gros ventre de Mme Gjylije S., qui s’est bien arrondi ces cinq derniers mois. Exit aussi le certificat médical du 14 janvier 2016, qui établit que « l’état de santé de Mme Gjylije S. ne lui permet pas de prendre l’avion ».

La morale de cette histoire est venue en deux temps.

Le 20 janvier 2016, la interdit le renvoi des époux S. vers la Hongrie. La Cour prend en considération l’attestation médicale du 14 janvier 2016, « la capacité à voyager » de Mme Gjylije S. et son « état de vulnérabilité ». Toutes choses qui avaient été totalement occultées dans l’ordonnance du tribunal administratif de Lyon.

Le même jour, la décide, en prenant en considération les mêmes éléments, d’annuler le routing des époux S. et leur promet, après la naissance de leur enfant, de réexaminer leur situation.

Si maintenant, les préfectures acceptent de prendre en compte des éléments que le juge administratif refuse quant à lui d’examiner, on pourra bientôt se passer des tribunaux nationaux.

Mais pas des avocats.

 

Prix Créon de la jurisprudence 2017

Pour la troisième édition du prix Créon de la jurisprudence, qui a commencé le 1er avril 2016, il est rappelé les CONDITIONS A REMPLIR :

  • La décision doit avoir été rendue par une juridiction française : JLD, Premier président, Cour de cassation, Tribunal administratif, Cour administrative d’appel, Conseil d’Etat, Tribunal de Grande Instance, Cour nationale du droit d’asile…
  • Elle doit concerner le droit des étrangers : séjour, rétention, nationalité…
  • Elle doit avoir été rendue entre le 1er avril 2016 et le 31 mars 2017.
  • Elle est adressée au webmaster de ce site internet : contact[at]pole-juridique.fr.
  • Elle est obligatoirement accompagnée d’un commentaire rédigé par l’expéditeur, et si nécessaire, de tous les documents nécessaires à sa compréhension (documents anonymisés).