Le 26 décembre 2010, sur son très remarquable blog « Combats pour les droits de l’homme », l’universitaire Serge Slama célébrait, dans un billet mémorable, « le noël des sans-papiers ». Depuis la veille, la France de Brice Hortefeux était dans l’illégalité, pour n’avoir pas transposé à temps une directive européenne, poétiquement baptisée « 2008/115/CE » et datée du 16 décembre 2008. Conséquence notable : du jour au lendemain, les préfets ne pouvaient plus placer immédiatement un étranger dans un centre de rétention, faute pour le gouvernement de François Fillon d’avoir édicté avant le 25 décembre 2010 des lois françaises conformes au droit européen. Le Conseil d’Etat se prononçait en ce sens dès le 21 mars 2011. La « trêve des confiseurs » se poursuivait jusqu’à la fin du printemps, avec la loi Besson du 16 juin 2011, qui prévoyait enfin des dispositions conformes à la directive en matière de placement immédiat en rétention.
Deux ans plus tard, la Cour de cassation, interrogée quant à elle sur les conditions de rétention d’un étranger, confirmait sur ce point la prévalence des dispositions de la même Directive, qui prévoient que « Les ressortissants de pays tiers placés en rétention se voient communiquer systématiquement des informations, notamment sur leur droit, conformément au droit national, de contacter les organisations et instances nationales, internationales et non gouvernementales compétentes qui ont la possibilité de visiter les centres de rétention ».
Dès le lendemain du prononcé de l’arrêt n°11-27271 rendu par la Cour de cassation le 13 février 2013, les défenseurs des sans-papiers se dirent qu’il était temps de préparer une grande fête de Saint-Valentin, digne de ces gouvernements indignes qui n’avaient toujours pas, plus de deux ans après la date limite de mise en œuvre de la Directive, mis en mesure les sans-papiers d’exercer l’intégralité de leurs droits…
Ci-dessous, explications dans les textes.
La loi Besson, prise le 16 juin 2011 et visant à transposer en droit français la Directive européenne du 16 décembre 2008, avait fait ce que son auteur faisait le mieux : semblant. Les articles L553-3 2°, R.553-14-4 et suivants semblaient permettre à certaines associations de visiter les étrangers en centre de rétention. Mais les conditions d’accès étaient tellement restrictives qu’aucune organisation n’avait accepté de travailler dans de pareilles conditions, et personne n’avait demandé d’agrément.
Après le changement de gouvernement, les associations avaient rencontré Manuel Valls, demandant que de nouveaux décrets soient pris afin de leur permettre de remplir correctement leur mission. Après les avoir reçues, le ministre de l’intérieur avait décidé qu’il ne changerait pas la moindre petite virgule du décret signé par Claude Guéant : c’était à prendre ou à laisser. Les associations laissèrent. Finalement, la seule différence entre les deux ministres qui se sont succédés place Beauvau, c’est que sous l’ancien, les organisations n’y étaient pas reçues – et ne demandaient d’ailleurs pas à l’être. « La dictature, c’est ferme ta gueule. La démocratie, c’est cause toujours », expliquait Woody Allen.
Jusqu’à l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 13 février 2013, les étrangers restèrent donc privés de leur droit d’être assistés par plusieurs associations non gouvernementales, faute pour les ministres successifs d’en avoir agréé aucune pour visiter les centres d’enfermement. En effet, selon l’article R553-14-5, « le ministre chargé de l’immigration » est le seul à pouvoir « fixer la liste des associations habilitées à proposer des représentants en vue d’accéder aux lieux de rétention ». Et d’association habilitée, au jour de la Saint-Valentin, il n’y en avait point.
En conséquence, le week-end des 16 et 17 février 2013, le juge des libertés et de la détention de Lille, confirmé par la cour d’appel de Douai quelques jours plus tard, libérait vingt-et-un retenus. Les magistrats judiciaires, garants de la liberté individuelle, n’avaient pu que constater que les étrangers n’avaient pas été, pour reprendre les termes de la Cour de cassation, « mis en mesure » d’exercer leur droit de « contacter les organisations et instances nationales, internationales et non gouvernementales compétentes », faute de disposer de cette fameuse « liste des associations habilitées » – laquelle n’existait pas. Les juridictions de Bayonne, Aix-en-Provence, Paris, Marseille, Colmar, Toulouse, Meaux, Nîmes, Bordeaux, Nice, Lyon, Versailles, consacraient elles aussi l’obligation pour les pouvoirs publics, lorsqu’ils prennent des mesures privatives de liberté à l’encontre des sans-papiers, de garantir l’exercice de l’ensemble de leurs droits. A cause de l’incurie des quatre ministres chargés depuis 2008 de l’immigration, les centres de rétention de Lesquin, Coquelles, du Canet, commencèrent à se vider à partir du 14 février 2013… Un seul décret vous manque, et tout est dépeuplé.
Lors des audiences devant les magistrats judiciaires, les représentants des préfets assuraient mollement que les étrangers avaient été pleinement informés de leurs droits et mis en mesure de les exercer. Si certains juges « sauve-qui-peut-la-procédure! » étaient enclins à prêter une oreille complaisante à de semblables sornettes, il leur restait encore à remplir l’office que la loi leur attribue. Lequel consiste, par application de l’article L552-2, non seulement à « s’assurer que l’étranger a été pleinement informé de ses droits et placé en état de les faire valoir » (simple question d’appréciation), mais encore à rappeler eux-mêmes « les droits qui sont reconnus à l’étranger » (beaucoup plus difficile !) Ce qui pouvait donner lieu à ce genre de discussions délicieuses :
LE JUGE – Monsieur, je vous rappelle votre droit de contacter toutes organisations, instances nationales et internationales et non gouvernementales compétentes de votre choix. Celles-ci ont la possibilité de vous rendre visite au sein du centre de rétention sur simple demande, dans les conditions fixées aux articles R553-14-4 et suivants.
L’ETRANGER – Merci bien, monsieur le juge ! Alors qui je peux contacter ?
LE JUGE – Ah, ça je sais pas ! Vous savez ça, monsieur le représentant du préfet ? Pas davantage, c’est dommage. Il faut dire que l’arrêté ministériel fixant la liste des associations habilitées n’est toujours pas publié… Bon, alors monsieur l’étranger, je vous rappelle que vous bénéficiez du droit théorique et illusoire, et non concret et effectif, de contacter je ne sais pas qui. Voilà, c’est dit ! »
Quant à certains fonctionnaires de préfecture particulièrement zélés, faute de pouvoir disposer d’une liste arrêtée par le ministre de l’Intérieur… ils l’inventaient de toutes pièces. Et « informaient » l’étranger qu’il pouvait contacter « le GISTY » [sic], « Amensty [resic] International », Human Rights Watch et l’ASSFAM… quatre organisations n’ayant pas la moindre chance de recevoir un agrément ministériel, puisqu’elles ne l’avaient jamais sollicité.
Autant dire qu’ayant appris qu’elles étaient utilisées comme des faire-valoir du ministre de l’Intérieur, les associations de défense des étrangers avaient modérement apprécié, et ne lui ont pas envoyé que des fleurs. Quant à Manuel Valls, aux dernières nouvelles, son cabinet s’efforce, dans la précipitation et l’improvisation qui est la marque de fabrique de la politique d’immigration française depuis dix ans, d’agréer en catimini deux associations, afin de pouvoir enfin produire devant les juridictions civiles une liste d’associations à peu près convenable.
Donner un peu de droit, le plus tard possible, pour en retirer beaucoup, le plus tôt possible : décidemment, il n’y rien de nouveau place Beauvau.