La Constitution de la Ve République est tellement mal fagotée qu’elle confie aux magistrats de l’ordre judiciaire le soin de surveiller et de veiller sur la liberté individuelle (). Lors de la procédure d’éloignement des étrangers en situation irrégulière, le juge civil est donc garant, non seulement de la régularité de leur interpellation () et des mesures qui vont suivre (), mais également du respect des droits de la personne retenue (). Petit problème pour l’Etat français : les juges des libertés et de la détention (JLD), et en appel les premiers présidents, sont supposés rassembler en leur personne des qualités d’indépendance et d’impartialité, ajoutées à une réelle compétence. Dès lors, comment le gouvernement, ses préfets, et ses fonctionnaires parviendraient-ils à chasser tous les sans-papiers, puisqu’une telle tâche, laquelle se résume moins en quelques mots qu’en beaucoup de chiffres, nécessite le plus souvent des qualités exactement inverses ?

Heureusement pour elle, dans cette maléfique mission que lui a confiée le gouvernement, l’administration française, aux termes d’une obscure conspiration, dispose maintenant d’une arme secrète, dont les sombres plans vous seront révélés à la lecture de ce billet.

 

Ce récit commence lors de l’épisode baptisé «  », qui vit des dizaines d’entre eux libérés à partir du 14 février 2013.

Lorsque dimanche 17 février à 17h, le JLD de Lille décide de libérer dix-huit étrangers placés en rétention par le préfet, le substitut du procureur – que personne n’avait vu de la journée – vient annoncer en salle d’audience qu’il forme des appels suspensifs de toutes les ordonnances. C’est son droit. Et le parquetier d’annoncer à la cantonade : « Je viens d’avoir au téléphone l’avocat de la préfecture ». Est-ce son devoir ? En tous cas, l’ du substitut du procureur était bien inspiré, puisqu’il reprenait en détail tous les arguments développés en boucle par l’avocat du préfet lors de l’audience, à laquelle le parquetier n’assistait pas. Tout cela en pure perte, puisque la Cour d’appel allait rejeter toutes ses , ainsi que ses . Mais c’est gentil d’y avoir pensé.

Lorsque samedi 23 février à 12h, un deuxième JLD rend à nouveau des ordonnances de remise en liberté de sans-papiers, un autre substitut du procureur, avant de décider s’il entend contester ces décisions, demande à s’entretenir avec le représentant du préfet (un retraité de l’administration). Lequel accourt dans le bureau du parquetier. Alors que la discussion s’éternise, l’avocat des étrangers, resté dans le couloir à attendre la décision du parquet, finit par se planter devant la porte laissée grand ouverte, mi-courroucé par l’argumentaire, pauvre en droit, du retraité, mi-courroucé de n’avoir pas été invité à lui porter la contradiction (en résumé : très en courroux, façon ). « Maître ! » s’exclame le substitut… avant de lui claquer la porte au nez… et de continuer sa conversation à huis-clos avec le représentant du préfet. Tout cela en pure perte, puisque le substitut renoncera finalement à faire appel. Mais c’est gentil de l’avoir demandé.

Lorsque samedi 2 mars à 12h, un troisième JLD rejette encore deux requêtes préfectorales, un autre représentant de l’administration se rend subrepticement au parquet, quémander à son tour un appel suspensif. Tout cela en pure perte, puisque le vice-procureur décidera de ne pas faire appel. Mais c’est gentil d’être passé.

Si ces trois scènes se passent de commentaires, elles méritent quelques explications, qui seront fondées d’une part sur le , d’autre part sur la .

 

Lorsqu’un JLD décide de remettre un sans-papier en liberté, l’administration et le ministère public peuvent s’y opposer, en formant appel devant le premier président (). Mais seul le procureur dispose du pouvoir de faire suspendre les effets de son appel, et donc de maintenir l’étranger en rétention jusqu’à la décision finale rendue par la Cour (). En termes de probabilités, en cas d’appel suspensif du parquet, les chances pour un sans-papier d’être libéré s’effondrent à une sur quatre, puisqu’il lui faut convaincre successivement deux juges.

Ce pouvoir exorbitant de former un appel suspensif, réservé au seul ministère public, a eu tôt fait de susciter envies et convoitises de la part de l’administration, qui aurait aimé disposer elle aussi de telles prérogatives. Les préfets ont vite compris, lorsqu’ils échouaient à convaincre le magistrat du siège, l’intérêt de se tourner vers le magistrat du parquet. Voici quelques années, lorsqu’ils tentaient de replaider leur cause devant le parquetier, les représentants de l’administration trouvaient généralement porte close – lorsqu’elle ne leur était pas carrément claquée au nez (chacun son tour…) Quelquefois, afin de se forger leur propre opinion, les procureurs se transportaient à l’audience – à laquelle ils n’assistent quasiment jamais – pour écouter les débats ; ou alors, après le délibéré, demandaient à entendre les deux parties dans leur argumentaire ; voire allaient s’entretenir du dossier avec leur homologue du siège. Maintenant, c’est bien fini, car depuis deux ans, tout est rentré dans l’ordre.

 

Par une en date du 9 mars 2011, le Garde des Sceaux faisait part de ses regrets quant à « la faible mise en œuvre de la possibilité donnée au ministère public d’interjeter appel des décisions rendues dans le contentieux judiciaire de maintien des étrangers en zone d’attente et en rétention administrative ». Le ministre de la Justice et des Libertés ne précisait pas le nom du petit rapporteur qui avait « appelé son attention » sur ce problème. Mais il semble raisonnable d’affirmer qu’il s’agissait, soit – première hypothèse – du ministre de l’Intérieur Claude Guéant, en charge de l’Immigration ; soit – seconde hypothèse – de l’ (mais cette dernière hypothèse n’est pas la plus vraisemblable, puisque ce dernier vivait il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine, et que d’ailleurs, il s’agit d’un personnage de fiction).

Si le parquet est réputé « un et indivisible », il n’en reste pas moins soumis à sa hiérarchie, et susceptible à ce titre de recevoir des instructions écrites de son ministre de tutelle : le Garde des Sceaux. Dans les instructions écrites que celui-ci adressait le 9 mars 2011 aux procureurs « pour attribution », il les invitaient à mettre en œuvre le dispositif d’appel suspensif dans des situations « particulièrement appropriées », qu’ils identifieraient « en concertation avec l’autorité administrative compétente ». Et pour plus d’efficacité encore, le ministre de la Justice leur recommandait « d’inviter ces autorités administratives à transmettre en temps utile au service compétent du parquet les éléments permettant de motiver des demandes en ce sens ».

Ainsi, ce qui s’est passé les 17 et 23 février 2013 à Lille (mais aussi dans d’autres juridictions, les parquets n’ayant pas été avares d’appels suspensifs ces dernières semaines) est non seulement normal, mais encore totalement irréprochable, et surtout mérite des félicitations du ministère public, dont la structure est comme chacun sait pyramidale. Comme l’expliquait l’allumeur de réverbères dans Le Petit Prince, « la consigne, c’est la consigne » ; et comme diraient même plus Dupont et Dupond « la circulaire, c’est la circulaire ». Et vice versa.

 

Question suivante : cette est-elle tout à fait légale ?

Non, selon le , qui en demandait l’abrogation devant le Conseil d’Etat : « En aucune manière, le Ministère public ne peut se mettre ainsi à la disposition d’une partie à une procédure, fut-ce l’administration ».

Oui, selon le , lequel ne voyait « que des avantages » à ce que les procureurs de la République « prennent tous contacts utiles avec l’autorité administrative compétente », « définissent avec la préfecture des critères généraux de recours à la procédure d’appel suspensif », et soient réceptifs « dans les cas où l’autorité administrative souhaiterait que le parquet interjette appel ».

Oui, répondit in fine le Conseil d’Etat, dans son arrêt . Selon la juridiction parisienne, la circulaire du 9 mars 2011 « ne saurait être regardée comme conduisant à subordonner l’appréciation de l’autorité judiciaire, dont fait partie le Parquet, à celle d’une autorité administrative ». Par suite, le Conseil de l’Etat français écartait les moyens tirés de ce que la circulaire « aurait méconnu les principes d’impartialité et de séparation des pouvoirs ».

 

Dernière question : faut-il se féliciter que ladite circulaire existe, soit tout à fait légale, et aussi bien appliquée ?

Selon le Conseil d’Etat français, qui ne s’interroge même pas sur ce point, il ne fait aucun doute que le parquet soit « une autorité judiciaire ». Pourtant, dans sa célèbre décision , la Cour européenne de Strasbourg ouvrait le débat : « les membres du ministère public, en France, ne remplissent pas l’exigence d’indépendance à l’égard de l’exécutif, qui, selon une jurisprudence constante, compte, au même titre que l’impartialité, parmi les garanties inhérentes à la notion autonome de ‘magistrat’ », c’est-à-dire « habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ». Dès le , la chambre criminelle de la Cour de cassation adoptait la même position : « le ministère public ne présente pas les garanties d’indépendance et d’impartialité », lesquelles sont requises pour une « autorité judiciaire au sens de l’article 5§3 de la Convention européenne des droits de l’homme ».

Sur le premier point – l’indépendance – il n’est guère contesté que, selon leur place dans la hiérarchie, les membres du ministère public donnent ou reçoivent des instructions – ce qui faisait dire à Rachida Dati, substitut du procureur en 2003, qu’elle était devenue «  » en passant ministre de la Justice en 2007.

Sur le second point – l’impartialité – la Cour internationale de Strasbourg rappelle régulièrement, au titre des garanties d’un procès équitable, lesquelles déterminent « la confiance que se doivent d’inspirer aux justiciables les tribunaux d’une société démocratique » (), que l’exigence d’impartialité des juges doit aussi s’apprécier de manière subjective, jusque dans ses simples apparences ().

Dans un procès civil qui oppose deux parties, le préfet et l’étranger, que penser d’un membre de l’institution judiciaire qui n’assiste pas aux débats bien que le procès soit public, et qui avant de choisir de faire appel de la décision, consulte une des parties seulement – celle qui représente une administration à laquelle il n’est d’ailleurs pas rattaché – puis, le cas échéant, s’inspire des éléments que celle-ci lui transmet pour motiver son acte ?

 

Une dernière observation. La circulaire du 9 mars 2011, c’était il y a deux ans, du temps de Guéant, Mercier, et Sarkozy – autant dire il y a une éternité et sur une autre planète. Le 9 mars 2013, les instructions données par le Garde des Sceaux aux procureurs, la manière même dont le ministre de la Justice conçoit le rôle du parquet, rien n’aurait donc changé ?

Alertez Taubira ! Pas Valls… Il est certainement déjà au courant, et n’y trouve sans doute que des avantages.