A son arrivée, ma collaboratrice retrouve le cabinet sens dessus dessous. Les vitres sont recouvertes de La Gazette du Palais et barrées de scotch, des sacs de sable s’empilent dans le vestibule, où s’accumulent de vieux Dalloz promis à servir de mitraille.

– Que vous arrive-il, Maître du Monde ? Quel sort funeste vous assaille ?

– Julie, tous aux abris ! La Cour de cassation vient de déclarer la Guerre aux avocats !

Je m’avachis sur une pile de Courrier du Bâtonnier et lui tends l’arrêt que vient de nous transmettre notre avocat à la Cour.

– Tiens, lis. Tout est foutu, fors l’honneur.

– «” Bla-bla-bla… M. X était présent à l’audience, était assisté d’un avocat qui a été entendu en ses observations, lui même ayant la parole en dernier. » Je ne comprends pas.

– Je vais donc t’instruire de l’affaire… Le 3 mai 2008, j’ai eu l’honneur d’assister deux étrangers devant le juge des libertés et de la détention (JLD), qui les a libérés à l’issue de l’audience. Le parquet, qui est aussi indépendant que je suis respectueux des institutions, a interjeté appel. C’est son droit. Le Premier président de la cour d’appel a audiencé l’affaire. C’est son devoir. Mais plutôt que me convoquer à l’audience, il a choisi de requérir l’avocat de permanence dans son tribunal. C’est pas bon.

J’apprends deux jours plus tard de la bouche de mes clients qu’ils ont été emmenés menottes aux poings à la Cour, où ils ont rencontré un avocat qu’ils ne connaissaient pas. Evidemment, ils auraient préféré que ce soit moi qui intervienne, mais il leur a été expliqué que c’était comme cela. Le «Premier» a réformé l’ordonnance de remise en liberté et ordonné la prolongation de leur rétention. Conclusion : dans le répertoire téléphonique de la Cour, je ne suis même plus un numéro. Et mes clients ne sont plus des hommes libres.

Médiocrement satisfait, J’ai formé un pourvoi devant la Cour de cassation, afin de rappeler les bonnes manières. Les traditions, m’enseignait mon mentor Maître Claude Brunet, « Ce n’est pas ce qui a été, mais ce qui sera » (sifflotement d’admiration). La Cour de cassation a elle aussi consacré à de nombreuses reprises le principe selon lequel « l’avocat de l’étranger maintenu en rétention doit être avisé de l’audience d’appel comme l’étranger lui-même ».

– Et ?

– La plus haute juridiction judiciaire de notre pays vient de changer sa jurisprudence en décidant le 3 mars 2010 que la Cour d’appel avait bien fait de ne pas me prévenir.

– C’est curieux, Maître du Monde : leur motivation me rappelle un autre arrêt tout aussi zarby.

– Exact. C’est un couper-coller (on sait manier le mulot, quai de l’Horloge) d’un arrêt rendu par la même chambre le 23 janvier 2008, qui dit ceci : l’absence de convocation de l’étranger à l’audience devant le JLD ne fait pas grief, dès lors que «  M.Y… avait été entendu en ses observations, était présent à l’audience et était assisté d’un avocat ». La juridiction suprême a décidé ce jour-là qu’un retenu n’avait pas à être informé des date et heure de l’audience devant laquelle il devait comparaître. Du moment qu’il comparaissait (entre deux policiers), et qu’il s’asseyait à côté d’un avocat (commis d’office), il n’avait plus la moindre raison de se plaindre.

– Ne pas prévenir le retenu de l’audience aurait donc été une première étape. Ne pas prévenir son avocat serait la seconde.

– La deuxième. La troisième étape sera de ne convoquer ni l’un, ni l’autre. Au tribunal administratif, ils appellent déjà cela « les ordonnances de tri ». Et au civil, on y travaille sérieusement.

– Les ordonnances de tri, je connais ça, c’est carrément relou. Je suis trop vénère, là !

 

– Afin de bien me faire comprendre, tempétueuse Julie, je vais maintenant me livrer à une parabole équatoriale dont je raffole, et dont certains magistrats seraient bienvenus de s’inspirer. Justement, imaginons qu’un juge français se rende en République populaire démocratique de Corée dans le cadre d’un voyage culturel. Au cours de son séjour dans cette riante contrée, il perd son passeport. Que fait-il ?

– Il se rend au commissariat de police le plus proche afin de déclarer la perte ou le vol de ses documents de voyage.

– Les policiers l’arrêtent au guichet : il n’a pas de papiers. Oui, comme dans le sketch de Coluche. Ou comme dans la réalité.

Il est placé en rétention en vue de son éloignement du territoire coréen. La bureaucratie locale lui reproche de séjourner dans leur pays en dehors de toute procédure légale ou réglementaire, étant démuni de tout titre ou document l’autorisant à y séjourner. Le temps qu’une horde de zélés ronds-de-cuir mette en œuvre la procédure de reconduite à la frontière, il sera hébergé sous surveillance, mais aux frais du contribuable, dans des conditions hôtelières (nord-coréennes les conditions hôtelières, pas internationales). L’administration kim-il-sungesque étant ce qu’elle est, il doit se préparer à passer plusieurs semaines en résidence forcée.

A cette perspective, notre magistrat se désole. Il pense que cette rétention, en plus d’être ubuesque, est illégale. Mais il ne connaît pas le moindre article de loi coréenne, et pour tout dire, il ignore même s’il existe des lois dans ce pays.

– Il a besoin d’un conseil : il a besoin d’un avocat !

– Arrête de répéter bêtement les slogans du Conseil National des Barreaux : tu feras moins la maligne quand tu verras arriver leur appel de cotisations.

Le lendemain de son placement en rétention, deux policiers conduisent entre quatre fers notre sympathique Français au tribunal, devant lequel l’attendent le juge du cru, le représentant du préfet et l’avocat de permanence. Notre magistrat français explique à son homologue coréen que personne ne l’a averti qu’une audience allait se tenir ; si tel avait été le cas, il aurait passé une veste et une cravate, prévenu son ambassade, sa famille, et demandé l’assistance d’un avocat réputé.

– C’est là que le juge coréen exhibe l’arrêt de la Cour de cassation française du 23 janvier 2008, qui énonce que dès lors que l’étranger est présent, entendu, et assisté d’un avocat, la procédure est régulière.

– Tout juste ! Bien entendu, le juge coréen (qui porte à son revers un pin’s de Kim Il-sung) ordonne la prolongation de la rétention de notre infortuné compatriote. Alors que ce dernier retourne dans sa cellule, un membre d’une ONG parvient à lui glisser les coordonnées d’un avocat travaillant en province, redouté de l’administration et reconnu par ses pairs.

– Quelqu’un qui aurait une base de données de droits des étrangers accessible en ligne, par exemple ?

– Mouais, tu me déconcentres. Donc, le retenu français appelle l’avocat coréen, qui lui promet son assistance et forme aussitôt appel de la décision du premier juge. Quelques jours plus tard, notre français enferraillé est emmené par les policiers devant la juridiction d’appel (toujours sans convocation préalable, et allez donc !) où l’attendent le Premier président de la Cour, le représentant du préfet… et un avocat d’office requis par le greffe. Protestations du retenu, qui réclame son avocat…

– … auxquelles le Premier président coréen oppose les arrêts du 3 mars 2010 rendus par la Cour de cassation française, laquelle considère qu’est régulière l’audience où l’étranger est assisté d’un avocat qui a été entendu en ses observations, lui même ayant la parole en dernier.

– Bingo ! Et pour ceux qui s’étonneraient que les juges asiatiques connaissent si bien l’actualité judiciaire parisienne : c’est tout simplement parce que la jurisprudence française est pour la justice nord-coréenne une grande source d’inspiration.

 

– Je comprends mieux à présent. Dans votre affaire, votre client souhaitait votre intervention (dame ! vous l’aviez libéré). Mais, sans rien lui demander, la Cour a préféré lui désigner un autre avocat. C’est comme si votre épouse, qui est artiste-peintre, s’absentait en laissant quelques instants son chevalet, et lorsqu’elle revenait, découvrait que quelqu’un d’autre avait terminé le tableau à sa place.

– Absolument. Pour la magistrature, ces arrêts constituent une nette avancée. Nous savions déjà que l’avocat ne peut pas choisir son juge ; nous apprenons aujourd’hui que le juge peut choisir son avocat. Bientôt, les ” hommes en noir ” ne seront plus guère que des pantins interchangeables, dont la robe sera juste bonne à servir d’essuie-tout à la procédure, pour la rendre nette de toute irrégularité et brillante du halo de la justice. Il suffira maintenant qu’un homme habillé de sombre s’asseye aux côtés de l’étranger, et hop ! tout deviendra permis.

– Vous oubliez l’obligation pour le Premier président de donner la parole en dernier au retenu.

– Tu as raison, Julie, cela change tout !… Jusqu’au 3 mars 2010, la Cour de cassation exigeait que l’avocat de l’étranger soit avisé de l’audience. Pour cela, elle se référait, non pas au principe du libre choix de l’avocat par le justiciable, mais plus solennellement au « principe du respect des droits de la défense ».

– Et les arrêts du 3 mars 2010, qui disent le contraire, visent quel principe ?

– Aucun principe. Le respect des droits de la défense ne doit pas être, tout bien réfléchi, si important que cela.