« Vingt Arabes sont dans un autobus. Qui conduit ? La police ! » La blague de Stéphane Guillon sur France-Inter était drôle, sa déclinaison par Eric Besson l’est nettement moins. Mardi 22 septembre 2009 au matin, le ministre de l’immigration rodomonte sur la « restauration de l’Etat de droit » dans la “jungle” de Calais : quelques hectares de sous-bois hébergeant, sous des toiles de tente, des centaines de sans-papiers essayant de passer en Angleterre. En langage sarkoboy, “Etat de droit” se traduit par : quatre compagnies républicaines de sécurité (celui qui vient de maugréer « Beaucoup de sécurité, peu de République » sort immédiatement), deux escadrons de gendarmerie mobile, dix-huit officiers de police judiciaire, des autobus et des bulldozers.
Premier problème : les bulldozers La méthode du ministre et de ses porte-plume en préfecture est tout sauf légitime : le but d’une rétention administrative n’est pas de mettre à l’écart des étrangers afin de ratiboiser leurs abris de fortune, mais de les garder à disposition afin d’exécuter la procédure de reconduite à la frontière. Dans un Etat de droit, sauf à commettre un détournement de pouvoirs, l’autorité ne peut décider une mesure privative de liberté que pour des motifs légaux, pas pour passer au “20 heures” devant des tractopelles. A propos du film Welcome, dont l’action se situe dans le milieu des migrants de Calais, Eric Besson parlait de « caricature de l’action de la police » : parole d’expert. Dans l’esprit et le discours du ministre, la rétention servira à chasser les migrants de la “jungle”, à grand coups de pelles et de menottes. Quant au terrain nettoyé au Karcher, la création d’une ZAC y sera annoncée le lendemain (l’économie et la politique faisant souvent bon ménage).
Second problème : les autobus Après avoir séparé à la va-vite les enfants des adultes, envoyant les premiers dans des foyers pour mineurs, la préfecture fait monter les seconds dans des autocars à destination de Paris, Rennes, Metz, Lyon, Toulouse, Marseille et Nîmes. Le lendemain, après 20 heures de route, une centaine d’Afghans va se réveiller à un millier de kilomètres de son point de départ. Pourtant, il était plus simple et plus logique de les envoyer tous dans les centres de rétention voisins de Calais-Coquelles (34 places disponibles) ou Lille-Lesquin (113 places disponibles), qui sont pratiquement vides.
La manoeuvre, qui n’est pas sans arrière-pensée, est d’une rare vilenie. L’administration sait que tous les Afghans, faute d’être expulsables vers leur pays en guerre (cf ce billet), seront libérés à l’issue d’un délai maximum de 32 jours de rétention (voire bien plus tôt en cas de libération par les juges des libertés et de la détention). En les expédiant, à défaut de pouvoir les envoyer au diable ou à l’autre bout du monde, aux quatre coins de l’hexagone, les expulseurs-amateurs auront gagné deux ou trois jours de répit, le temps que mettront les étrangers sans le sou pour regagner Calais par leurs propres moyens. « Je sais que je ne parviendrais jamais à les expulser, alors je vais au moins les envoyer en exil à l’autre bout de la France », doit se dire Eric Besson, fin stratège, dont l’Histoire se souviendra comme d’un homme politique rentré au gouvernement par la porte réservée aux fournisseurs.
Fortifiés par les déclarations tapageuses du ministre gaffeur, surnommé « la honte de la jungle », de talentueux avocats vont dénoncer à travers toute la France les bavures à répétition. Premières victimes : des enfants, qui avaient échappé au tri à Calais, reconnus mineurs par les juges de Nîmes, Aix-en-Provence et Rennes, et qui n’avaient donc rien à faire en rétention. Et des victimes collatérales : un couple de Boliviens placé au centre de rétention de Toulouse, chassé de la zone “famille” en raison de l’afflux d’Afghans, et dont le mari et la femme ont été séparés en violation de leurs droits élémentaires (eux aussi libérés par le JLD). Il se trouve même un syndicat de police pour s’indigner aux côtés des avocats de cette « lamentable mission », qui a vu la police de l’air et des frontières effectuer « 35 heures de service en deux jours (trajets compris) » et revenir dans le Sud « en compagnie de retenus dont certains présentaient des maladies contagieuses » (la gale)…
Sur le choix des centres de rétention éloignés, la réponse de l’administration tient en une ligne : « Je n’ai pas d’explication à vous donner. C’est mon choix. » Par son mutisme, la préfecture espère tromper la religion de juges compatissants, pour lesquels tout ce qui est signé du représentant de l’Etat ne peut être remis en cause par le juge judiciaire. Ben voyons. Aujourd’hui Marseille (900 km), demain le local d’Ajaccio (1 100 km et la Méditerranée à traverser), après demain… pourquoi pas le centre de rétention de Guyane (7 000 km et l’Atlantique) ? On ne dira plus « inexpulsable », mais à la place : « envoyé à Cayenne », ou plus simplement « banni ». Ca rendrait nos voisins de l’espace Schengen furax de ne pas avoir, comme nous, un glorieux passé colonial et des institutions pleines de ressources.
Hélas pour l’administration, cette méthode n’a pas eu l’heur de plaire aux magistrats des Tribunaux de grande instance de Nîmes, Toulouse, Marseille et Lyon, suivies par les Cours d’appel d’Aix-en-Provence, Toulouse, Paris, Rennes et Lyon, qui ont ordonné la remise en liberté de tous les retenus. « Sans papier, sans abri, mais pas sans droit » rappellent en substance les juges, qui considèrent que les longues heures, parfois la journée entière passée par les Afghans dans leurs autobus les a empêché d’exercer leurs droits. Au passage, ils rappellent (pour ceux qui l’oublient trop souvent) qu’aux termes de l’article 66 de la Constitution, le juge judiciaire est gardien des libertés individuelles, et doit à ce titre vérifier que toutes les mesures possibles ont été prises pour les respecter.
Quelle déception. Les Américains avaient leurs avions-cellules et leurs prisons secrètes ; les franchouillards n’auraient donc pas droit à leurs autobus-prisons et leur centres de rétention sur roulettes ?
Mercredi 7 octobre 2009
Une semaine après la rafle, Eric Besson considère que « l’opération de démantèlement de la “jungle”, réalisée le 22 septembre 2009, fut un succès ». Mais le 5 octobre 2009, les Afghans encore en rétention ne se comptent plus que sur les deux mains d’Eric Besson. Soit neuf personnes (le ministre étant privé de l’usage d’un majeur pour cause d’interview sur Canal +). Sur les 272 interpellés à Calais, 121 mineurs ont été laissés libres, 22 retenus ont été libérés d’office par la police, 120 ont été remis en liberté par les juges judiciaires et administratifs…
Ne reste donc plus que ces neuf Afghans, que Nicolas Sarkozy décide tout de même d’expulser vers Kaboul, comme ça, pour l’exemple. « Le chef de l’Etat a été très catégorique (…) en affirmant que le démantèlement de la “jungle” de Calais devait s’accompagner de retours, sans quoi on ne s’en sortirait pas ». La Cour européenne des droits de l’homme, informé des projets gouvernementaux, y mettra in extremis son veto.
272 arrestations, 0 expulsion, 64 Afghans régularisés par les tribunaux administratifs (c’est-à-dire autorisés à séjourner en France) : voilà une opération qualifiée, en langage gouvernemental, de « succès ». D’où la question que chacun est en droit de se poser : à quoi ressemblera un échec ?
Errare humanum est, perseverare diabolicum. A peine le dernier Afghan libéré, Eric Besson, vraisemblablement grisé par son « succès », vient d’annoncer qu’il organisera de nouveaux charters Calais-Kaboul, en désignant des doigts les responsables : les reconduites en Afghanistan seraient destinées à « envoyer un message de fermeté aux passeurs ». Une annonce martiale, susceptible de leur en toucher une sans faire bouger l’autre – comme dirait Jacques Chirac. Risquer sa vie en franchissant les frontières pour trouver un monde meilleur peut être considéré comme un choix ; risquer la vie des autres en les expulsant dans un pays en guerre pour envoyer un message (idiot) à quelqu’un d’autre est inqualifiable.
Mercredi 21 octobre 2009
Mardi soir vers minuit, un charter franco-britannique décollait de Roissy à destination de Kaboul, avec à son bord trois demandeurs d’asile afghans. Le jour même, le journal Libération, en introduction d’une interview plutôt flatteuse d’Eric Besson, publiait un démenti du ministre sur l’information de la Cimade selon laquelle « le départ d’un charter franco-britannique d’immigrés afghans serait programmé pour ce soir ». Les élus de son parti (enfin, le dernier en date) recevaient les mêmes assurances, notamment le député UMP Etienne Pinte, qui estimera avoir été « mené en bateau ». Ce n’est pas comme s’il était le premier.
Jusqu’au 20 octobre 2009, Eric Besson n’avait guère été qualifié ici ou là “que” de « traître » ou de « menteur ». De tels qualificatifs, bien qu’infamants, ont cette particularité d’admettre l’offre de preuve (exceptio veritatis) ouverte aux auteurs de propos diffamatoires. Explication : affirmer qu’« Eric Besson est l’auteur d’un mensonge » sera autorisé, pourvu d’être en mesure d’en apporter la preuve. Ce qui est le cas. Mais prétendre qu’« Eric Besson est un sot » ne le sera pas, car il s’agit moins d’une diffamation (i.e. l’allégation d’un fait de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération) que d’une injure, et l’offre de preuve sera refusée, même si Eric Besson avait un QI de pétoncle. Bref, soutenir aujourd’hui qu’Eric Besson est un menteur n’est pas une diffamation et encore moins une injure : c’est une information, et cela devient par sa répétition une évidence d’une affligeante banalité.
Pour rendre compte de l’évènement survenu ce 20 octobre 2009, le seul vocable « mensonge » est-il suffisant ? Ce n’est manifestement pas l’opinion d’une autre députée UMP, Mme Françoise Hostalier, qui commentait dans La Voix du Nord la décision du ministre de l’immigration d’expulser vers Kaboul les trois Afghans. Après réflexion, elle a décidé d’utiliser un nouveau qualificatif : « criminel ».