Le Parti socialiste s’est dit « stupéfait » en découvrant les images vidéo prises par RESF le 5 août 2014, lors de l’interpellation d’une famille de demandeurs d’asile arméniens. « Si les reconduites à la frontière des personnes séjournant sur le territoire sans titre de séjour sont nécessaires, estime le P.S., elles doivent se faire dans le respect des droits et de la dignité des personnes. »
Respecter la dignité de ces personnes ne faisant pas partie des priorités, ni même des préoccupations gouvernementales, il reste à vérifier si, lors de l’interpellation des membres de cette famille dans leur domicile, la préfecture de Meurthe et Moselle a respecté leurs droits.
De bout en bout, la procédure ayant abouti à l’expulsion du territoire de la famille B. aura été conduite par l’autorité administrative. Ou plus exactement, par une seule et même personne : M. Jean-François Raffy, secrétaire général de la préfecture de Meurthe-et-Moselle.
Le 8 août 2013, celui-ci prend à l’encontre de Monsieur et Madame B. deux arrêtés portant obligation de quitter le territoire. Les époux saisissent le tribunal administratif de requêtes en annulation, qui sont rejetées par jugements du 11 février 2014. A compter de cette date, l’administration peut légalement mettre à exécution la mesure. Par la force si nécessaire. Jean-François Raffy ne doit attendre ni l’arrêt de la Cour administrative d’appel (art. L.513-1), ni la décision de la Cour nationale du droit d’asile (art. L.742-3).
A partir de maintenant, c’est : quand il veut, où il veut, comme il veut. Ou du moins veut-il le croire.
Le 14 mars 2014, il assigne à résidence Monsieur et Madame B., avec obligation de pointer au commissariat. Madame B. vient d’accoucher trois mois plus tôt, Monsieur B. est suivi pour de graves problèmes médicaux ; le couple est logé avec leur autre fille de six ans dans le Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA) d’Essey-les-Nancy : ils présentent les meilleures « garanties de représentation » (art. L561-2). Et de toute façon, le secrétaire général de préfecture n’a guère le choix : la circulaire signée le 6 juillet 2012 par Manuel Valls interdit de placer en rétention les familles avec enfants, sauf « en cas de non respect des conditions de l’assignation à résidence, en cas de fuite d’un ou plusieurs membres de la famille ou en cas de refus d’embarquement ».
Reste donc à Jean-François Raffy à caractériser ce que l’ex ministre de l’Intérieur qualifie de « soustraction à l’obligation de quitter le territoire français ».
Chaque semaine, lorsqu’ils viennent pointer au commissariat, les époux B. répètent aux policiers que, pour de multiples raisons, ils n’acceptent pas de quitter la France. Ils refusent aussi de remettre leurs passeports. Ils n’entament aucune démarche visant à préparer leur retour en Arménie.
Jean-François Raffy croit les tenir : « l’absence de remise volontaire de leur passeport, l’absence réitérée de toute démarche de préparation de départ volontaire attestent qu’ils ne justifient pas de garanties de représentation ». Cependant, en cas de refus de se soumettre à l’obligation de remettre ses documents d’identité (L.611-2), ou à celle d’indiquer « ses diligences dans la préparation de son départ » (L.513-4), aucune sanction n’est prévue par le législateur (L.624-4). Et ce comportement ne caractérise pas, selon la circulaire précitée, un cas de « soustraction à une obligation de quitter le territoire ». Enfin, l’Arménie a délivré à la préfecture des laissez-passer consulaires permettant le retour de ses quatre ressortissants : la remise des passeports de la famille B. n’est plus nécessaire.
C’est la première erreur commise par Jean-François Raffy.
L’assignation à résidence des époux B., dont la durée est limitée à 45 jours (art. L.561-2), prend fin le 2 mai 2014, sans que la préfecture se soit manifestée à aucun moment pour mettre à exécution sa décision d’éloignement. Pourtant, l’obligation de résider dans un lieu donné n’est pas une sorte de « sursis » donné à l’étranger. Ce n’est ni un délai de départ volontaire (art. L.511-1 I), ni une aide au retour (art. L.512-5). L’assignation à résidence constitue une mesure de contrôle des citoyens en situation irrégulière, permettant aux préfectures de mettre en œuvre leur éloignement. Selon Jean-François Raffy, ce dispositif viserait au contraire à les convaincre de partir d’eux-mêmes : « Ils ont fait l’objet d’une assignation à résidence de 45 jours à compter du 14 mars 2014. Ils n’ont pas donné suite à cette proposition d’aide au retour volontaire ».
C’est sa deuxième erreur.
Deux mois plus tard, Jean-François Raffy décide de les convoquer pour les assigner à résidence derechef. Mais en raison d’un problème de santé, les époux B. ne peuvent venir retirer immédiatement cet arrêté préfectoral. Le secrétaire général ne cache pas sa joie : « Ils ont été convoqués dans les services de police aux fins de les assigner à nouveau à résidence le 11 juillet 2014 et leur donner une nouvelle opportunité d’engager des démarches volontaires de retour vers leur pays et ils ne se sont sciemment pas présentés à cette convocation ». Jean-François Raffy décide donc le 17 juillet 2014 de faire le contraire de ce qu’il a décidé une semaine auparavant, et choisit de placer en rétention administrative les époux B.
C’est sa troisième erreur – et de loin la plus importante.
Le 17 juillet 2011 à 21h, le fast-food d’Essey-les-Nancy est brusquement encerclé par la police, débarquée de trois estafettes et dirigée par… Jean-François Raffy en personne. Selon ce dernier, il s’agirait d’une simple opération visant à « contrôler », dans un lieu privé, une femme de vingt-six ans, une enfant de six ans, et un bébé de six mois. Le père de famille n’est pas présent, la mère refuse d’être emmenée, les consommateurs protestent et brandissent leurs téléphones portables afin d’immortaliser la scène. Courageux, mais pas téméraire, le secrétaire général de préfecture bat piteusement en retraite avec ses trois équipages.
Le 5 août 2014 à 6 heures du matin, le CADA d’Essey-les-Nancy est à son tour cerné par des policiers… toujours emmenés par Jean-François Raffy. L’accès aux étages est bloqué, les parties communes investies. Le père accepte de suivre les policiers, contre la promesse que le reste de sa famille sera laissée tranquille. Devant la porte de la mère, le siège commence. Madame B. refuse de laisser entrer quiconque, elle s’est barricadée chez elle avec ses deux filles. Un serrurier est appelé pour crocheter la serrure. La porte est enfoncée. Quatre policiers rentrent dans sa chambre – ainsi qu’un ami de la famille, qui filmera toute la « prise en charge ». Devant ses enfants, Madame B. est empoignée, emmenée de force, et portée dans les escaliers jusqu’à une estafette de police. Ses deux filles suivront.
Aux premières loges pendant l’opération qui a duré près de deux heures, le secrétaire général de préfecture a été non seulement un spectateur privilégié, mais également l’acteur principal. Dans le film de Bertrand Tavernier, Coup de torchon, Philippe Noiret évoquait « La Grande Question », à laquelle personne n’a jamais répondu : « A partir de quel moment on le fait parce que ça vous démange ou parce que ça vous fait plaisir ? »
La vidéo de l’arrestation de Madame B., diffusée sur l’Internet par RESF, a circulé sur les réseaux sociaux. Le Parti socialiste s’est dit « stupéfait » en découvrant les images de l’interpellation, les méthodes utilisés par les policiers et le traitement subi par cette famille. Il n’avait pourtant aucune raison d’être choqué. L’Etat, selon le sociologue Max Weber, dispose du monopole de la violence physique légitime. L’Etat était ici (sur)représenté par le secrétaire général de préfecture. En cas de résistance aux ordres de l’autorité, comme en l’espèce lorsque Madame B. a refusé de suivre les policiers, ceux-ci peuvent recourir à la contrainte, pourvu qu’elle soit proportionnée. Et les procès-verbaux de police attestent toujours que la violence force fermeté utilisée a été « strictement nécessaire ».
La question pertinente n’est pas celle des conditions d’utilisation de la force.
La question est : Jean-François Raffy avait-il le droit de faire enfoncer la porte, les policiers avaient-ils le droit de rentrer dans la chambre de Madame B. et de la contraindre à en sortir ?
La question pertinente est celle de la possibilité de recourir à la force.
Depuis le 10 mars 2011, date de leur entrée au CADA d’Essey-les-Nancy, les chambres attribuées à la famille B. y constituent leur domicile. Après qu’ils aient été déboutés de leurs demandes d’asile, le gestionnaire du Centre leur avait notifié une décision de sortie. Ce qui ne changeait rien à la protection juridique qui s’attache à l’endroit où ils résidaient, et où ils avaient « le droit de se dire chez eux ». A défaut d’obtenir une remise volontaire des clefs et le départ de la famille, le gestionnaire du Centre devait engager une procédure devant les tribunaux visant à récupérer leurs chambres. Le juge civil est compétent pour dire si les occupants d’un logement sont sans droit ni titre, ordonner le cas échéant leur expulsion avec le concours de la force publique, en l’assortissant éventuellement de délais (CA Amiens 18/4/2014, CA Lyon 8/11/2011, CA Rennes 3/12/2009). Aucun jugement ni ordonnance du tribunal d’instance de Nancy n’a été évoqué ni produit par l’administration, afin de justifier, dans le cadre d’une exécution de ces décisions, l’entrée des policiers au domicile de Madame B.
Selon le syndicat de police Alliance, l’opération de « prise en charge » des époux B., décidée par l’autorité préfectorale, a été entièrement menée sous la forme administrative et sous ses ordres. Cette intervention a donc également échappé à tout contrôle des magistrats du tribunal de grande instance (procureur, juge des libertés et de la détention, juge d’instruction).
Le préfet n’allègue pas non plus l’existence d’un flagrant délit, qui aurait permis de forcer la porte du domicile et de recourir à la force. Une telle procédure aurait d’ailleurs été menée sous la forme pénale, et non plus administrative.
Ainsi que le démontre la vidéo, Madame B. n’a pas davantage accepté de sortir volontairement de sa chambre, et c’est à l’intérieur de celle-ci qu’elle a été interpellée.
Selon Jean-François Raffy : « le crochetage de la serrure était légal étant donné que les locaux des CADA sont publics ». Pourtant, le secrétaire général de préfecture ne pouvait pas ignorer qu’il n’était pas « chez lui » dans le CADA ; tandis que Madame B. était bien « chez elle », lorsqu’il a ordonné aux policiers d’enfoncer sa porte et de la trainer dehors.
La circulaire « Sarkozy » du 21 février 2006 – toujours en vigueur – rappelle les modalités, particulièrement drastiques, des interpellations dans un domicile, et plus particulièrement un CADA. « Cette procédure est exclusive de toute coercition », insistait l’ancien ministre de l’Intérieur. Et de préciser : « Si la personne refuse d’ouvrir sa porte, la procédure au domicile prend fin ».
Le Parti socialiste a demandé « que toute la lumière soit faite sur cette affaire ». Pour toute réponse, le ministère de l’Intérieur a diffusé à la presse… le communiqué officiel du préfet de Meurthe et Moselle. Manifestement, Bernard Cazeneuve a une conception de l’inviolabilité du domicile nettement moins soucieuse de la liberté individuelle que son prédécesseur Nicolas Sarkozy. Il ferait un sous-secrétaire de préfecture très acceptable.
Maintenant, au lieu de se dire choqué par cette affaire, le Parti socialiste ferait mieux de s’intéresser au projet de loi présenté en Conseil des ministres le 23 juillet 2014. Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve prévoit (article 22) d’autoriser à l’avenir les arrestations à domicile des étrangers, et donc de les encourager et les multiplier : la loi est faite pour être appliquée.
La rédaction du futur article L561-2 II du CESEDA (made in PS) constitue un petit chef d’œuvre d’instrumentalisation de l’autorité judiciaire :
1) Le secrétaire général de préfecture demande au Juge des libertés et de la détention de l’autoriser à requérir les forces de l’ordre pour qu’ils pénètrent au domicile d’une famille, en prétendant que celle-ci fait obstruction à la mesure d’éloignement.
2) Le magistrat statue par ordonnance en 24 heures, sans débat et sur les seuls éléments fournis par l’administration.
3) La préfecture dispose de tout le temps nécessaire (96 heures) pour préparer l’exécution de la mesure : surveiller le domicile, requérir forces de l’ordre et serrurier, réserver un moyen de transport et une escorte.
4) Les forces de l’ordre investissent le domicile de la famille à 6 heures du matin, leur notifient l’ordonnance et les embarquent.
5) La famille interjette appel de la décision qui a autorisé les forces de l’ordre à entrer dans son domicile.
6) Ils sont renvoyés par avion dans les heures qui suivent leur arrestation.
7) Le Président de la Cour d’appel, qui a 48 heures pour statuer, annule l’ordonnance du premier juge, qui était illégale ; mais la loi ne prévoit pas qu’il puisse… ni suspendre l’exécution de la mesure de reconduite à la frontière… ni même ordonner leur remise en liberté.
8) Quelques jours après l’expulsion du territoire, le Président du Tribunal administratif, qui a 72 heures pour statuer, annule la décision administrative de placement en rétention, qui était illégale ; mais la loi ne prévoit pas qu’il puisse ordonner le retour de la famille.
9) La rétention ayant duré moins de 5 jours, la préfecture n’aura pas à saisir le Juge des libertés et de la détention, et les conditions d’interpellation et de rétention de la famille B. ne seront jamais examinées – et encore moins sanctionnées – par l’autorité judiciaire, prétendument garante de la liberté individuelle.
Avec la future loi, il sera trop tard pour le Président de la Cour d’appel, il sera trop tard pour le Président du Tribunal administratif, il sera trop tard pour le Juge des libertés et de la détention.
Le ministre appelle cela : « sécuriser » la procédure. Les associations appellent cela : « éviter » la justice. La presse appelle cela « lui faire un bras d’honneur ».
Le projet de loi préparé par le gouvernement socialiste permettra aux gendarmes et policiers, sur la foi des seules affirmations de fonctionnaires de préfecture, de venir, tout à fait légalement, défoncer la porte d’une famille d’étrangers, embarquer homme, femme, enfant et bébé et les reconduire immédiatement dans leur pays, sans qu’ils voient aucun juge.
L’UMP en a rêvé : le PS le fait ; et le FN va en profiter. Il en sera toujours ainsi lorsque le gouvernement « de gauche », étendant sans cesse et sans retenue les pouvoirs de l’administration, confinant le rôle de la justice à des contrôles symboliques, restreint les droits des étrangers et leurs moyens de les exercer.
Quelques jours après l’expulsion de la famille B. en Arménie, le tribunal administratif a annulé la décision de placement en rétention, pour erreur de droit. Et à ce jour, aucune réponse n’a été donnée par le procureur de la République de Nancy, suite à la plainte déposée par les époux B. quant aux conditions de leur « prise en charge » à domicile.
Dès le 6 août 2014 à 11h20, soit le lendemain de leur arrestation, la famille B. avait été embarquée de force dans un vol pour l’Arménie. Selon les déclarations des parents, ils auraient été victimes de nouveaux actes de violence dans l’avion, commis sans nécessité et en présence de leurs enfants. Mais aucune vidéo n’est là pour en attester…
Si le gouvernement de Manuel Valls veut éviter de nouveaux scandales comme celui d’Essey-les-Nancy, il serait bienvenu d’ajouter un dernier alinéa à sa future loi. Il suffirait de prévoir que, lorsque les forces de l’ordre viennent interpeller un étranger en situation irrégulière, tout enregistrement sonore, photographique ou cinématographique est strictement interdit.
Ainsi, à l’avenir, le Parti socialiste n’aura plus jamais à feindre d’être choqué. Il lui suffira de mettre son apathie sur le compte de sa cécité.