Jusqu’alors, seule une poignée de personnes affichait ouvertement son mépris pour la profession d’avocat, nourri pour partie d’expérience personnelle et pour partie de méconnaissance de ce métier. Typiquement, dans le club des avocaphobes, se côtoyaient médiocres policiers, petits délinquants multirécidivistes, piliers de bistrots (à partir du cinquième apéro). A ce glorieux aréopage, il convient maintenant d’ajouter des fonctionnaires de l’Inspection générale de l’administration (IGA), qui ont commis un «  », qui vient d’être publié sur le du ministère de l’Intérieur. Version résumée de ce brocard : « les avocats en droit des étrangers ne servent qu’à se remplir les poches ». Morceaux choisis.

 

Le ministre de l’Intérieur Manuel Valls a donc missionné l’IGA afin d’examiner notamment le coût du « contentieux des étrangers » (page 5). En lui-même, le terme choisi est déjà révélateur : dans le jargon des bureaucrates, il n’existe pas de « contentieux des étrangers en situation irrégulière », ou de « contentieux en droit des étrangers » (deux acceptations correctes) mais plutôt un « contentieux des étrangers tout court ». Une manière détournée de désigner l’immigré comme un perpétuel contestataire dans le pays qui l’accueille, et une source de dépenses potentielle pour la France.

Dans le rapport, seul est examiné le coût pour le ministère de l’Intérieur des procès entre les étrangers en situation irrégulière et l’administration française. En 2012, la représentait 4,5 milliards d’Euros dans le bugdet de l’Etat (titres de séjour et visa, asile, enseignement, salaires des fonctionnaires, lutte contre l’immigration irrégulière…) Pour les seules procédures d’expulsion, le évaluait à 21 000 € le prix d’une reconduite à la frontière (hors contentieux), soit un coût annuel de 460 millions d’Euros pour les 22 000 éloignements forcés annoncés par pour 2012 et 2013. A comparer aux… 16 millions d’Euros de frais de contentieux qui font l’objet du fameux rapport : 7 millions d’honoraires à verser aux avocats des préfectures, 9 millions pour les étrangers et leurs conseils.

 

Si l’objectif poursuivi par les rédacteurs de ce rapport (réduire les dépenses inutiles de l’Etat en matière de droit des étrangers) paraissait, de prime abord, des plus honorables, le principe de départ qu’ils ont retenu était digne du soldat Pitivier. En effet, les fonctionnaires de l’IGA ont pris pour postulat qu’il est nécessaire que la « politique d’immigration décidée par le Gouvernement », qualifiée d’« objectif stratégique », soit « effective » (page 41).

Et les rédacteurs du rapport de s’alarmer d’une augmentation de 25% des dépenses de 2008 à 2012, mais sans établir de lien avec le durcissement affiché et revendiqué par les ministres de l’immigration de Nicolas Sarkozy pendant la même période. Pour ceux qui l’ignorent encore, la seule « politique d’immigration » mise en œuvre pendant le quinquennat précédant, c’est celle du chiffre. Entre 2008 et 2012, quand le gouvernement Fillon multipliait jusqu’à l’absurde le nombre de reconduites à la frontière, lorsqu’il décidait arbitrairement de refuser en masse les titres de séjour étudiants, ou de cibler systématiquement la population Rom, il s’exposait à augmenter considérablement, non seulement le nombre de contentieux, mais aussi son taux d’échecs. Les objectifs prédéfinis de refus de séjours, d’obligations de quitter le territoire, d’interpellations et d’éloignements, en augmentation chaque année, impliquaient une progression mathématique du nombre de contentieux, et une croissance exponentielle du nombre des procès perdus par l’administration. Arrêter 10 personnes en une semaine, c’est risquer de perdre 1 procès. En rafler 100 en une matinée, c’est l’assurance d’en perdre 50 (au moins).

Avec ce rapport, Manuel Valls tenait l’opportunité d’expliquer que plus d’injustices génère plus de mauvais procès ; il disposait aussi de l’occasion de rompre avec ses prédécesseurs : il aurait été très surprenant qu’il les saisissent.

 

Si la « politique d’immigration décidée par le Gouvernement » n’est nullement critiquée ni même examinée, les rédacteurs du rapport n’ont aucun mal à désigner les coupables de cette perte pour le budget de la France : les magistrats, qui « prennent peu en compte la situation budgétaire de l’Etat » ; et les avocats, dont certains sont « seulement mobilisés par la facilité du gain » (page 6). Et les auteurs d’estimer que le contentieux des étrangers serait « plutôt simple techniquement et répétitif » (page 45). Le problème avec les avocaphobes, c’est qu’ils commencent par jeter des injures, et ils finissent par dire des âneries.

Dans leur rapport de 104 pages, le mot « avocat » est mentionné à 114 reprises, pratiquement à toutes les pages… à l’exception notable des pages 91 à 93, qui contiennent la liste des 91 personnes que les auteurs ont consulté. Ceci explique peut-être cela…

 

Les inspecteurs de l’IGA, peu au fait des engagements internationaux de la France et même de sa législation, déplorent tout d’abord que, grâce au mécanisme de l’aide juridictionnelle, les étrangers puissent être défendus sans bourse délier. Et de conclure avec assurance : « Il n’existe à ce jour aucune limitation du droit à l’aide juridictionnelle, tant que les conditions de ressources sont remplies » (page 44). Deux énormités en une phrase. Tout d’abord, la condition de ressources est pratiquement toujours remplie, puisque par définition un étranger en situation irrégulière ne peut pas exercer d’activité rémunérée. Ensuite, l’aide juridictionnelle étant réservée aux seules « personnes résidant habituellement et régulièrement en France » ( de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique), l’étranger en situation irrégulière ne peut en bénéficier qu’à titre dérogatoire, dans certains contentieux qui sont déterminés par la loi et les conventions (celui du droit au séjour principalement).

 

Qu’au nom de l’équité, l’Etat puisse être condamné à payer les frais d’avocats de l’étranger chagrine énormément les « missionnaires » du ministère. Explication : en application de l’article , lorsque l’administration est la partie perdante du procès, elle peut être condamnée à verser des frais dit « irrépétibles ». Les fonctionnaires de l’IGA croient savoir que « lorsqu’il perd, le préfet doit verser des frais irrépétibles dans la quasi-totalité des cas » (page 45). [Ah bon ?] Avec cette précision : « En première instance, le montant des frais irrépétibles est la plupart du temps compris entre 800 € et 1000 €. » [Ah oui ?] A ces expertises au doigt mouillé, il faut ajouter celle-ci : « le montant des frais irrépétibles ne devrait pas être très éloigné de la fourchette suivante : 800 € (condamnation fréquemment constatée en province en première instance) × (15% ou 20%) (hypothèse de taux global d’échec du préfet) × 55 000 (volume de contentieux devant les tribunaux administratifs), soit entre 6,6 € et 8,8 M€ par an ». On ne s’étonnera pas que nos enquêteurs aboutissent in fine à la conclusion suivante : « En tout état de cause, les dépenses de frais irrépétibles sont à ce jour totalement non auditables. » Le mot de la fin à Coluche : « C’est même pas sûr !!! Et moi je dis alors que quand un mec sur une information il en connaît pas plus que ça, il n’a qu’à fermer sa g… »

 

Outre les condamnations à payer les honoraires d’avocats des étrangers, le rapport se désole de l’émergence récente d’un contentieux indemnitaire. Un étranger victime d’une décision illégale de l’administration peut, comme n’importe quel autre justiciable, obtenir des dommages et intérêts de l’Etat. Les auteurs recommandent donc aux services du ministère de l’Intérieur « d’engager une réflexion en commun avec la juridiction administrative pour maîtriser ce risque avant que le contentieux indemnitaire ne soit devenu une source de revenu importante pour les avocats. Il sera alors trop tard pour agir. » (Page 48). La réflexion sur l’appât du gain, qui serait l’unique motivation des avocats, est vraiment trop classieuse (cette opinion est réitérée concernant le volume des procédures – page 45 – ainsi que les appels – page 54). Mais l’aparté quant à la proximité de vue et l’interdépendance entre la juridiction administrative et le gouvernement (opinion réitérée page 54) laisse sans voix.

 

A aucun moment, le rapport ne critique le moins du monde le comportement des préfectures, qui conduit pourtant à d’importantes dépenses de contentieux. Les fonctionnaires de l’IGA ont estimé (au pifomètre) le taux d’annulation des actes du préfet à 20% : « D’après l’échantillon de préfectures visitées par la mission, il pourrait s’établir aux environs de 17 à 23%, avec de très fortes variations selon les territoires » (Page 46). La faute aux « stratégies juridictionnelles toujours renouvelées de la part des avocats », qui « testent régulièrement de nouveaux moyens », et créent des « effets de mode » (page 43). La faute aux juges, surtout de première instance, dont les décisions sont « fréquemment annulées par le juge d’appel » [source : Pif-Gadget] (page 45). La faute à pas de chance… Mais jamais la faute de l’administration.

Imagine-t-on le service public hospitalier, s’il connaissait 20% d’erreurs médicales, qui missionnerait l’IGA pour examiner ses dépenses de contentieux ? Imagine-t-on que l’IGA concluerait que le taux d’erreurs médicales n’a pas lieu d’être corrigé ? Imagine-t-on que ses inspecteurs conseilleraient simplement de trouver un moyen de baisser le montant des indemnisations versées aux patients ? Eh bien, le rapport sur le contentieux des étrangers, c’est cela : « Continuez de prendre 20% de décisions illégales ; mais faites en sorte de payer le moins possible. »

C’est dans l’air du temps : en période de disette, il faut que les bavures de l’administration ne lui coûtent pas un rond.

 


Les motions votées par les Barreaux :

du Barreau de Seine-Saint-Denis, 9 janvier 2014 : ” le Conseil de l’Ordre est particulièrement choqué par : les présupposés suspicieux, péremptoires et insultants à l’égard de la profession d’Avocat ; l’absence de concertation avec les institutions représentatives de la profession d’Avocat ; la méconnaissance flagrante de la pratique de la profession d’Avocat et le mépris absolu de ses place, rôle et fonction “

du Barreau du Val de Marne, 9 janvier 2014 : ” la mise en cause de la profession d’avocat est omniprésente dans le rapport ” ; le Conseil de l’Ordre ” Indique que le fait que les Préfectures se voient condamnées au paiement de sommes au titre de l’article L761-1 du Code de Justice Administrative n’est pas du à des stratégies malhonnêtes de l’avocat, mais bien aux décisions non fondées de l’administration “

du Barreau de Strasbourg, 20 janvier 2014 : le Conseil de l’Ordre ” Dénonce les multiples attaques contenues dans ces rapports contre la profession d’Avocat alors qu’elle n’a même pas été consultée lors de leur rédaction ” ; ” Appelle tous les avocats à continuer de développer des « stratégies juridictionnelles » pour défendre les justiciables et exhorte tous les juges à sanctionner les abus de l’administration “

du Barreau de Nantes, 21 janvier 2014 : le Conseil de l’Ordre ” Déplore les conditions de rédaction dudit rapport […] Constate que les nombreux chiffres avancés ne s’appuient sur aucune donnée ni statistique objective […] Dénonce la mise en cause répétée de la probité des avocats […] Relève que l’explosion du contentieux en droit des étrangers depuis 2008 résulte des évolutions de la politique d’immigration et non des aspirations procédurières des avocats […] En appelle solennellement au Ministre de la Justice pour qu’elle se désolidarise publiquement des conclusions de ce rapport “

du Barreau de Dijon, 21 janvier 2014 : le Conseil de l’Ordre ” S’indigne des présupposés suspicieux, péremptoires et insultants de ce rapport à l’égard de la profession d’avocat ” ; ” Regrette que les avocats des étrangers soient ciblés comme étant la source des difficultés financières rencontrées par le ministère de l’Intérieur sans qu’aucune interrogation ne soit formulée concernant la politique d’immigration mise en place depuis 2008 qui a conduit à l’explosion du contentieux “

du Barreau de Lyon, 22 janvier 2014 : le Conseil de l’Ordre ” S’indigne du mépris affiché à l’égard des défenseurs des droits des personnes les plus vulnérables et de la méconnaissance de la mission fondamentale des avocats […] Réaffirme que tous les avocats continueront à assurer leur mission de défense au bénéfice de tous, sous le contrôle des juges qui ne peuvent que sanctionner les abus des administrations, source de contentieux, et ainsi simplement veiller au respect de l’Etat de droit “

du Barreau de Paris, 28 janvier 2014 : le Conseil de l’Ordre ” Rappelle que toute réflexion sur les procédures doit permettre d’entendre les institutions de la profession qui participent au respect de l’Etat de Droit ” ; ” Constate que le rapport de l’Inspection persiste à mettre en cause notre profession en dénonçant une pratique de nouvelles stratégies juridictionnelles […] ‘ source lucrative de revenus ‘, ce qui est une contrevérité absolue ” ; ” S’étonne de voir considérer que le mécanisme des frais irrépétibles est constitutif d’un ‘ effet d’aubaine ‘, alors qu’ils sont la garantie de l’accès à la justice “

du Barreau de Toulouse, 10 février 2014 : le Conseil de l’Ordre ” dénonce les attaques nombreuses, les mises en cause répétées de notre probité, les présupposés suspicieux et insultants à l’égard de l’ensemble de la profession “

du Barreau de Marseille, 18 mars 2014 : le Conseil de l’Ordre ” S’étonne que l’analyse de l’augmentation de 25% entre 2008 et 2012 des coûts de contentieux soit exclusivement mise en lien avec des aspirations procédurières et lucratives des Avocats sans être envisagée au regard d’une politique d’immigration qui consiste à ne pas adapter à temps le droit national aux textes européens, à persister dans des pratiques qui ne peuvent que conduire à des annulations contentieuses ou encore à tenter de résister à des décisions de la CJUE qui s’imposent à la France “, ” S’indigne de voir préconiser des «solutions» qui consisteraient à entraver l’accès au droit et l’accès au juge, rappelant que le mécanisme de l’aide juridictionnelle, si indigne soit-il en terme d’indemnisation de l’Avocat, et celui de l’article L761-1 du code de justice administrative représentent des garanties indispensables dans un Etat de Droit “