Quand il a quitté les Philippines, Monsieur G. avait quatre enfants : quand il y reviendra, il n’en aura plus que trois… En 2008, lorsque son fils aîné, à peine adolescent, fut atteint de problèmes cardiaques, son père pris une décision déchirante : il devait s’expatrier pour payer l’hôpital, les médecins, les médicaments. « Là-bas, ce n’est pas comme ici : il faut tout payer. » Direction la France, où les sœurs de Monsieur G. offraient de l’héberger. Ses quatre enfants restèrent au pays. Quatre ans durant, Monsieur G. enchaîna emplois et petits boulots, avec à l’âme un grand courage. Garde d’enfants, bricolage, livraisons, tâches ménagères : tous les travaux qu’on voulait bien lui confier permettaient de continuer à soigner le fils ainé, à l’autre bout du monde. Il s’éteindra un jour d’avril 2012.

Monsieur G. restât en France : aux Philippines, ses trois enfants, ainsi que son épouse, qui souffrait de diabète et d’hypertension, comptaient sur lui.

 

Un matin de septembre 2013, Monsieur G. est contrôlé dans la gare de Beauvais par la police aux frontières. Il est en situation irrégulière. Un fonctionnaire le place en retenue, le temps que l’administration préfectorale prenne une décision à son sujet. Ayant constaté que « l’individu s’exprime avec difficulté en langue française », les policiers requièrent les services d’une interprète en anglais. Pourquoi en langue de Shakespeare ? Dans les sept mille îles qui composent l’archipel des Philippines, cent cinquante langages et dialectes coexistent. Les deux langues officielles sont le filipino, parlé par 80% de la population, et l’anglais, utilisé par les habitants les plus cultivées. Monsieur G., qui a arrêté les études au collège, parle filipino, insuffisamment français, et très peu anglais. Mais à Beauvais, les interprètes en anglais coûtent moins chers et sont plus faciles à trouver que ceux en filipino : pour les enquêteurs, le choix est vite fait.

Dans le hall de gare, un policier tend à Monsieur G. un combiné téléphonique : à l’autre bout de la ligne, la traductrice anglaise lui explique à toute vitesse qu’il est placé en retenue, qu’il bénéfice de certains droits durant cette mesure, et lui demande s’il veut les exercer immédiatement. Monsieur G. n’a – bien entendu – pas compris un traitre mot du monologue téléphoné de l’interprète. «  », enseignait Joachim du Bellay. Après cette courte traduction par téléphone, le policier remplit un «  de notification des droits de retenu » (). Les cases y sont cochées au petit bonheur la chance : aux termes de cet entretien en anglais, Monsieur G. aurait prétendument renoncé à exercer absolument tous ses droits… même celui d’être assisté d’un interprète !

L’ qui suit, toujours mené en langue d’outre-Manche, est à l’avenant. Monsieur G. y aurait notamment déclaré :

  • qu’il était rentré en France « en 1998 »… alors que son passeport mentionne 2008 ;
  • que ses trois enfants n’étaient « pas à sa charge »… mais qu’il leur envoyait tout l’argent qu’il gagnait ;
  • qu’il était « sans profession »… mais qu’il travaillait dans le bâtiment ;
  • et que toute sa famille se trouvait « aux Etats-Unis »… alors que sa fratrie réside en France, sa femme et ses enfants aux Philippines, et qu’il ne connait personne outre-Atlantique.

 

Heureusement pour Monsieur G., afin d’éviter que les auditions des sans-papiers ne se transforment en dialogues à la Ionesco, le législateur a pris soin d’encadrer celles-ci d’une législation tatillonne, regroupée au sein du Code de l’Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile (CESEDA).

L’article prévoit que l’étranger peut choisir la langue dans laquelle il sera interrogé. Dans le cas de Monsieur G., si les policiers lui avaient posé la question, il aurait demandé à être entendu dans sa langue natale, le filipino.

L’article impose, lors de la procédure administrative, qu’en cas de notification des droits par téléphone (ce qui a été le cas de Monsieur G.), l’interprète soit agréé et assermenté par l’institution judiciaire ().

Lorsque Monsieur G. comparaît devant le juge des libertés et de la détention, la cause semble entendue. Lorsque ses droits lui ont été notifiés par téléphone, non seulement « la langue qu’il comprend » n’a pas été utilisée (), mais au surplus, l’interprète en langue anglaise n’était ni agréée, ni assermentée (). En conséquence, son avocat conclut à la violation des articles , et , et demande sa remise en liberté.

Le rejette l’intégralité des objections présentées pour Monsieur G. En effet, selon le magistrat, le Philippin parle « manifestement » anglais – ce qui est des plus contestables, et ne répond d’ailleurs pas à la question. Et en tout état de cause, selon le vice-président du tribunal : « la notification de la retenue administrative n’est pas régie par l’article L.111-8 du CESEDA, qui évoque les notifications faites en vertu des livres II et V de ce code. » Il est donc vain – et possiblement malhonnête – d’invoquer des lois qui ne s’appliquent pas à la procédure de retenue, laquelle est régie par le livre VI (précisément, par l’article L611-1-1).

A ce stade, deux possibilités : soit l’avocat qui a soulevé ce moyen de nullité ne connaît pas les textes, et il est incompétent ; soit il les connaît, et il a cherché à tromper le tribunal.

Troisième possibilité : peut-être que le juge judiciaire n’a pas lu le dossier de plaidoirie présenté pour Monsieur G. ; peut-être aussi que le magistrat n’a pas consulté un CESEDA à jour. Ce n’est qu’une hypothèse…

Mais si le avait bien lu le dossier de plaidoirie – lequel reproduisait en toutes lettres l’article L.111-8 ; ou s’il avait consulté un CESEDA à jour… il n’aurait pas manqué de s’apercevoir que, contrairement à ce qu’il affirmait péremptoirement, la nouvelle version de l’article , issue de la , était applicable non seulement aux livres II et V, mais également, depuis le 2 janvier 2013, au livre VI.

Donc l’article L.111-8 régissait bien la procédure de retenue prévue par l’article L.611-1-1. Donc Monsieur G. aurait dû être mis en mesure de choisir son interprète, et seul un interprète agréé pouvait effectuer une traduction par téléphone. Donc la procédure était irrégulière. Donc le magistrat aurait dû ordonner la remise en liberté de Monsieur G…

 

Heureusement pour Monsieur G., quelques jours plus tard, le président du tribunal administratif a annulé la décision préfectorale de placement en rétention, et a remis en liberté le citoyen philippin. En conséquence, la a infirmé la décision de prolongation de la rétention rendue par le .

Ce n’est que lorsqu’ils utilisent les bons codes que les juges appliquent les bons textes et parviennent à prendre les bonnes décisions. Alors, pour la rentrée judiciaire, faites un geste ! Offrez à vos juges la dernière version du CESEDA. La sauvegarde de la liberté individuelle est à ce prix : 65,00 € (TTC).