Pour cette première édition du Prix Créon de la jurisprudence, le jury, après en avoir délibéré, a choisi de distinguer trois décisions rendues entre le 1er avril 2014 et le 31 mars 2015, visant à restreindre la liberté d’une personne étrangère qui revendique des droits. Conformément au règlement, ces jugement et ordonnances ont été retenus pour leur capacité à susciter chez le lecteur une vive émotion : incompréhension, béatitude, fou-rire…
Catégorie fou-rire
Tribunal d’instance de Nantes, 22 janvier 2015
Le 27 juin 2014, Monsieur et Mme K., demandeurs d’asile arméniens, sont assignés devant le tribunal d’instance de Nantes aux fins d’expulsion de leur logement. A l’audience du 11 décembre 2014, le dossier est retenu. Leur avocate s’étonne du non-respect du décret du 19/12/1991 : « la juridiction avisée du dépôt d’une demande d’aide juridictionnelle est tenue de surseoir à statuer dans l’attente de la décision statuant sur cette demande. »
Le tribunal répond en deux temps.
D’abord pour regretter que « les délais d’attente du BAJ sont tels que ce texte est généralement peu appliqué dans l’ensemble des juridictions nantaises, car il aurait pour effet de bloquer un nombre important de procédures ».
Il est vrai que si les juges se mettent à appliquer la loi, c’est sûr, le droit va aller tout de travers.
Dans un second temps, le tribunal relève que « l’avocate demande de manière insistance l’application de ce texte ».
La juridiction décide finalement de faire droit à la demande de sursis à statuer.
Force reste à la loi l’insistance.
Catégorie incompréhension
JLD de Toulouse, 28 janvier 2015
Le 22 janvier 2015, la préfecture du Tarn contacte le centre de rétention de Cornebarrieu, afin de réserver une place pour Monsieur X, qui doit y arriver le lendemain. Le jour suivant, l’intéressé se rend à la convocation qu’il a reçue du commissariat d’Albi, soi-disant pour y être entendu sur une affaire de véhicules automobiles. Mais à son arrivée, il a la surprise d’être envoyé au centre de rétention administrative, où sa place l’attendait.
Appelé à statuer sur la demande de prolongation de la mesure, le juge des libertés et de la détention (JLD) de Toulouse retient, à juste titre, que la convocation au commissariat est « déloyale ». La procédure est donc jugée « irrégulière ».
Dès lors, les lecteurs de blogde.fr le savent bien – et même mieux que certains juges : si la procédure est irrégulière, le JLD n’a pas le choix : il doit libérer. Le JLD décide… d’assigner à résidence ! C’est moins qu’une rétention, c’est plus qu’une remise en liberté ; c’est mieux que rien, ou moins que rien : c’est selon.
Ce n’est pas tout… Le JLD ordonne que Monsieur X soit assigné à résidence « à titre exceptionnel ». C’est d’ailleurs ce que prévoit la loi française : selon l’article L552-4, l’assignation à résidence ne peut être prononcé qu’« à titre exceptionnel »… Mais le législateur a sept ans de retard sur la directive européenne 2008/115/CE. Il ne faut plus jamais parler du caractère « exceptionnel » d’une assignation à résidence (Cass. Civ. 1er 24/10/2012 n°11-27956).
Ce n’est pas tout… Le juge relève enfin que lors de la précédente tentative d’éloignement, six mois plus tôt, « aucun pays ne l’avait reconnu comme un de ses ressortissants », et que la situation reste « inchangée ».
Bref, ce n’était même pas la peine de prendre une mesure restrictive de libertés, qui, outre qu’elle est illégale, ne servira à rien.
Catégorie béatitude
JLD de Meaux, 13 janvier 2015, 17h52
Le 8 janvier 2015, deux frères, Radouane E. et Mohammed E., font l’objet d’un contrôle par la maréchaussée. Leurs noms ressortent au fichier national des étrangers : ils ont reçu une obligation de quitter le territoire. Il est donc inutile de prendre leurs empreintes, puisqu’il est déjà établi qu’ils sont en séjour irrégulier. Et, en matière de retenue (L611-1-1), de telles opérations ne sont autorisées qu’« après information du procureur de la République », et seulement si elles constituent « l’unique moyen d’établir la situation » de l’étranger. Pourtant, les gendarmes procèdent à une prise d’empreintes pour chacun des frères. C’est inutile, donc illégal. Les deux procédures sont en conséquence irrégulières.
Présenté le 13 janvier 2015 à 16h30 devant le JLD de Meaux, le premier frère est libéré pour ce seul motif.
Présenté le même jour devant la même juridiction, mais à 17h52 et devant un autre juge, le second frère pense avoir encore plus de chances d’être libéré. Pour lui, non seulement la prise d’empreintes ne constituait pas « l’unique moyen d’établir la situation », mais il ne figure pas dans son dossier la preuve de l’information préalable du procureur de la République.
Vérité en deçà de 16h30, erreur au delà. Accrochez-vous au CESEDA, je retire l’échelle.
Le second juge retient que, certes, il n’est pas établi que « le Procureur de la République ait été préalablement informé » ; certes « la prise d’empreintes digitales n’était pas l’unique moyen d’établir la situation du retenu »… Jusque là, le compte est bon : il existe, non pas une, mais deux irrégularités de procédure. Conclusion du JLD de 17h52 ? la procédure est « régulière » !
Explication A. Le raisonnement suivi peut se résumer ainsi. 1) La prise d’empreintes n’était pas utile. 2) Puisque cela n’a servi à rien, ce n’était pas non plus nécessaire de prévenir le procureur, qui ne s’occupe, comme chacun sait, que des choses utiles (et accessoirement, légales). Deux irrégularités de procédure, qui s’annulent, causent une procédure régulière. Toute l’astuce consiste, lorsqu’on en a commis une, à en réaliser subito une seconde (et toujours en nombre pair).
Explication B. Le juge a fait un contresens. Il voulait en réalité écrire « la prise d’empreintes était l’unique moyen d’établir la situation du retenu ». En effet, celui-ci figurait déjà dans le fichier des étrangers et dans celui des personnes recherchées. Et tant pis si cela ne justifie pas pour autant que le fichier automatisé des empreintes digitales, qui ne concerne que les délinquants, soit lui aussi consulté – juste au cas où. Qui ne tente rien n’a rien. La fin justifie les moyens. Nécessité fait loi. Et tant pis si l’information du procureur de la République, devenue négligeable, a été sacrifiée telle Antigone sur l’autel d’une prétendue nécessité.
Pour mieux comprendre la justesse des raisonnements A. et B., reprenez le début des deux paragraphes, et remplacez « la prise d’empreintes » par « le passage à tabac de l’étranger ».
Prix Créon de la jurisprudence 2016
Pour la deuxième édition du prix Créon de la jurisprudence, qui commence le 1er avril 2015, il est rappelé les CONDITIONS A REMPLIR :
- La décision doit avoir été rendue par une juridiction française : JLD, Premier président, Cour de cassation, Tribunal administratif, Cour administrative d’appel, Conseil d’Etat, Cour nationale du droit d’asile…
- Elle doit concerner le droit des étrangers : séjour, rétention, nationalité…
- Elle doit avoir été rendue entre le 1er avril 2015 et le 31 mars 2016.
- Elle est adressée au webmaster de ce site internet : contact@pole-juridique.fr.
- Elle est obligatoirement accompagnée d’un commentaire rédigé par l’expéditeur, et si nécessaire, de tous les documents nécessaires à sa compréhension (documents anonymisés).