Le 11 mars 2020, l’Organisation Mondiale de la Santé qualifiait la propagation du Covid-19 de pandémie mondiale. Le même jour, dans son bureau de la préfecture du Nord, un employé du service « Etrangers » signait, à la chaîne et à la hâte, une vingtaine d’obligations de quitter le territoire (OQTF), à l’encontre de familles roumaines vivant dans un campement sur Lille. Il faut reconnaître qu’à l’époque – foi de fonctionnaire – il n’y avait rien de plus urgent ni de plus important à faire. Trois jours après, le gouvernement déclenchait le « Stade 3 » de la lutte contre l’épidémie ; deux jours plus tard, le confinement était ordonné, les frontières fermaient.
Pourtant, le matin du 11 mars 2020, en trois heures à peine, dix-huit obligations de quitter le territoire s’étaient abattues sur des familles Rom comme la misère sur le pauvre monde. En dix minutes chrono, le même délégataire du préfet a donc eu le temps – cela ne lui coûte rien de l’écrire et de le recopier dix-huit fois – de « procéder à un examen approfondi de la situation personnelle de l’intéressé, ensemble ses déclarations et les éléments produits ». Une telle productivité mériterait une grosse médaille, une accolade et une promotion !
Plus sérieusement : à quoi sert-il, en un temps où la France se prépare à vivre une de ses pires crises sanitaires, sociales, politiques et économiques, d’édicter à la queue leu leu une vingtaine de mesures d’éloignements de citoyens roumains ? Ressortissants communautaires, ils bénéficient de la liberté de circulation dans toute l’Europe ; et aussitôt partis, ils reviendront en France. A part remplir les chiffres du service « Etrangers » de la préfecture et grossir les statistiques du ministère de l’Intérieur, il n’est pas des plus évidents d’y trouver une explication rationnelle.
L’employé du bureau de l’immigration ayant en outre décidé qu’ils devaient tous, enfants compris, quitter le territoire sans leur accorder le moindre délai, ils sont priés de partir immédiatement. Et peu importe que l’article L511-3-1 6° CESEDA prévoit que les ressortissants communautaires disposent d’un mois pour repartir, « sauf cas d’urgence dûment justifié ». Sous Nicolas Sarkozy – qui n’aime pas les Roms – la préfecture du Nord se contentait de distribuer des arrêtés de reconduite à la frontière « avec délai de départ d’un mois » : c’était il y a dix ans. Sous Emmanuel Macron – qui n’aime pas non plus les pauvres – la même administration prend des obligations de quitter le territoire, mais « sans aucun délai ». Pourquoi est-ce devenu urgent ? A cause de « la situation de précarité des intéressés » explique maintenant sans rire la préfecture du Nord.
Pour faire bonne mesure, juste après la distribution des OQTF, tous les documents d’identité des ressortissants roumains leur ont été confisqués (L611-2 CESEDA). Pour les récupérer, ils doivent se présenter à la Police aux Frontières de Lille, qui se fera un devoir de les leur restituer lorsqu’ils traverseront la frontière… belge. Là encore, rien de bien nouveau depuis dix ans.
En d’autres temps, cette démonstration de force de l’autorité préfectorale pourrait paraître futile et ridicule. En temps d’épidémie, elle va mobiliser un nombre considérable de gens de bonne volonté, leur faisant perdre un temps et une énergie qui auraient été beaucoup mieux employés ailleurs.
Ainsi, des associations sous contrat, dont la tâche est d’assister ces familles, vont devoir envoyer des salariés sur le campement, toutes affaires cessantes. Dans le très bref délai de 48 heures (R776-2 II CJA), il leur faut préparer les dix-huit dossiers juridiques et déposer autant de recours écrits au tribunal administratif. Des militants de collectifs vont accompagner les Roumains au commissariat central de Lille, afin de les aider à récupérer leurs cartes d’identité et passeports. Enfin, la Police aux Frontières de Lille va mobiliser à deux reprises des équipages, afin de prendre en charge ces familles jusqu’à la frontière belge, distante de quinze kilomètres. Et quelques minutes plus tard, après que des agents assermentés aient dûment constaté « le départ volontaire du territoire national au poste frontière de Baisieux des ressortissants roumains », tout ce beau monde va faire demi-tour, pour tranquillement retourner chacun chez soi… à Lille bien évidemment !
Pendant ces journées d’agitation aussi inutile qu’effrénée, combien de temps et combien de fois des dizaines de ressortissants communautaires, policiers, interprètes, salariés et bénévoles auront-ils dû enfreindre les règles de prudence sanitaire et de distanciation sociale, s’entasser à plusieurs dans des caravanes, des voitures, des locaux ou des estafettes de police ? Mais pour la préfecture, une seule chose compte : le chiffre des expulsions réalisées en mars 2020.
Car dans le jargon bureaucratique, franchir la frontière belge pendant quelques minutes avec une OQTF dans la poche, cela s’appelle « exécuter une mesure d’éloignement ».
Tandis que la France entame un confinement qui va durer deux mois, le sous-service de l’immigration irrégulière s’empresse, dès le 22 mars 2020, de communiquer au tribunal administratif les procès-verbaux de « mise à exécution » des dix-huit OQTF, en date des 12 et 20 mars 2020. Dans ses écritures à la juridiction, la préfecture relèvera que les ressortissants roumains avaient « volontairement exécuté la mesure »… et qu ils « n’avaient pas l’intention de retourner en Roumanie ». En ces temps étonnants du XXIe siècle, certains fonctionnaires ont les plaisirs et les occupations qu’ils peuvent.
Au XVIIe siècle, Pascal notait déjà, dans ses Pensées : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misère ».