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Dans un Etat de Droit, la justice doit être forte, et la force juste. C’est du moins ce qu’on prêche à la fac de Droit. Dans une bureaucratie, c’est l’inverse : la justice doit être faible, et la force injuste. Démonstration, avec deux jurisprudences qui ont provoqué des tempêtes sous les crânes préfectoraux.

 

Dans la première décision, un rendu le 19 juillet 2017, le Conseil d’Etat (juridiction administrative) rappelle que, puisque les lois nationales ne le prévoient pas expressément, les autorités françaises ne peuvent pas renvoyer un demandeur d’asile dans un autre Etat européen avant d’avoir obtenu l’accord de ce dernier. Concrètement, puisqu’il faut attendre plusieurs jours avant de recevoir une réponse, il n’est plus possible d’enfermer un demandeur d’asile au moment de son interpellation. Faisant contre mauvaise fortune bon droit, les préfectures ont choisi d’appliquer cette jurisprudence.

Dans la seconde décision, un rendu le 27 septembre 2017, la Cour de cassation (juridiction judiciaire) énonce que, puisque les lois nationales ne le prévoient pas expressément, même après qu’elles aient obtenu l’accord d’un autre Etat européen, les autorités françaises ne peuvent pas enfermer un demandeur d’asile dans l’attente de son transfert. Faisant contre mauvaise fortune… mauvais droit, des préfectures ont choisi de ne pas appliquer cette jurisprudence. Notamment à Paris, Lyon, Bordeaux et .

Emprisonner plus pour expulser plus

D’abord parce que, par tradition et par culture, si les hauts fonctionnaires ont beaucoup d’estime pour les juges administratifs… ils respectent beaucoup moins les juges judiciaires. Ensuite parce que le ministère de l’Intérieur a adressé le 20 novembre 2017 une à tous les préfets, leur ordonnant d’intensifier les renvois des demandeurs d’asile sous procédure « Dublin III » (voir ).

Parallèlement, le ministre de l’Intérieur a chaudement encouragé les honorables parlementaires à modifier la loi, et de toute urgence s’il-vous-plaît. Car pour expulser plus, il faut emprisonner plus. Pour  : « L’effet pratique de ces différentes décisions de justice est d’interdire le placement en rétention de personnes relevant de la procédure Dublin. Il convient donc d’adopter de nouvelles dispositions législatives, car, sans placement en rétention, il ne peut y avoir d’efficacité de notre politique d’éloignement. » Difficile d’être plus clair.

Mais les préfets, lorsqu’ils se trouvent sous commande politique, ont une conception très utilitariste de la Loi. S’ils appliquent volontiers les textes qui leur permettent d’arriver à leurs fins (leurs regorgent de références à des conventions, lois et règlements), ils ne rechignent pas à écarter des dispositions qui les gênent. Du Droit à la carte, en somme. L’administration, sans attendre le vote de la future loi, a donc mis au point une méthode, totalement illégale, pour passer outre la jurisprudence de la plus haute juridiction judiciaire française.

Une méthode totalement illégale

Dans un premier temps, les préfectures assignent à résidence les demandeurs d’asile et les obligent à pointer. Ce qui permet de les garder à portée de menottes. Lorsque l’étranger se présente pour l’avant-dernière fois à sa convocation en préfecture, l’administration lui réserve un billet d’avion pour le renvoyer vers le pays européen qui a bien voulu de lui. Lorsque le demandeur d’asile retourne en préfecture pour sa dernière convocation, il est aussitôt et enfermé dans un centre de rétention administrative. Quelques heures plus tard, il est conduit sous escorte jusqu’à l’aéroport.

La préfecture joue contre la montre : elle ne peut priver l’étranger de liberté que pendant quarante-huit heures (). Au-delà, elle doit saisir le Juge des Libertés et de la Détention : le J.L.D. (). Or, ce dernier libérera certainement l’étranger, par application de la de la Cour de cassation. Même si, dans les heures qui suivent son arrestation, l’étranger parvient à saisir le J.L.D. d’une demande de mise en liberté (), l’audience risque de se tenir trop tard, puisqu’il aura déjà été conduit à l’aéroport.

A son arrivée aux portes de l’avion, les gros bras de la Police aux frontières tentent de le convaincre d’embarquer « volontairement », en le menaçant s’il refuse . Le paradoxe n’a pas échappé à un magistrat judiciaire, qui notera : « Son refus de monter ce jour dans l’avion qui avait été réservé pour son éloignement peut d’autant moins lui être reproché qu’il est manifeste que son placement en rétention repose sur une violation délibérée de dispositions légales ».

Lorsque l’étranger accepte de monter dans l’avion, la préfecture en aussitôt le J.L.D., afin qu’il rende une décidant qu’en raison du départ de l’intéressé, il n’y a plus lieu à statuer. Lorsque le demandeur d’asile refuse d’embarquer, les tactiques administratives varient : tantôt l’étranger sera remis en liberté… mais sur le tarmac de l’aéroport, sans le sou et à des centaines de kilomètres de chez lui ; tantôt le préfet tentera sa chance en l’escortant jusqu’à l’audience du J.L.D.

Des arguments risibles

Les arguments utilisés à la barre du tribunal par les représentants du préfet, pour tenter de convaincre le J.L.D. de déclarer régulière une rétention manifestement illégale, seraient risibles, s’il n’était pas question comme ici de Liberté individuelle. Tantôt, ils rappellent que le Parlement est en train de changer la loi, ce qui permettra l’emprisonnement des demandeurs d’asile sous procédure Dublin… et donc qu’en attendant, il est possible d’appliquer un texte qui n’existe pas encore (une loi rétroactive par anticipation, en quelque sorte). Tantôt ils expliquent que la loi actuelle prévoit peu ou prou la même chose que ce qui va être voté… et qu’on peut invoquer à peu près la même base légale (en somme : une moitié de permission, une moitié d’interdiction). Ou encore que même si la mesure est évidemment illégale, elle ne va pas durer trop longtemps (un viol pas trop long, vous connaissez ?)

Le comble est atteint lorsque les défenseurs de la préfecture soutiennent deux thèses opposées, selon la juridiction devant laquelle ils plaident : au tribunal administratif, ils affirment – avec raison – qu’un arrêté d’assignation à résidence est la seule mesure légalement autorisée, la rétention étant interdite. Tandis que devant le juge judiciaire, avec aplomb, ils soutiennent tout l’inverse. Mais les avocats de la préfecture, ça défend tout. C’est même à cela qu’on les reconnait.

Ne riez pas ! Certains juges (voir BlogDE : «  ») s’y laissent parfois prendre. Mais d’autres, faisant une application rigoureuse de la loi, non seulement ordonnent la libération de l’étranger, mais condamnent en outre le préfet à régler des honoraires à son Conseil ( et ). Lorsqu’elle est contrainte à payer des frais d’avocats, l’administration retient mieux la leçon de droit… En revanche, lorsqu’aux termes de décisions inoffensives rendues par ou une , les préfets sont seulement obligés de remettre en liberté le demandeur d’asile, cela leur en touche une sans faire bouger l’autre. Et dès le lendemain, ils recommencent avec allégresse. Car comme disait l’Oncle Picsou : quand c’est gratuit, ça ne vaut rien.

La fausse bonne nouvelle du Parlement

Ces manoeuvres de l’administration, incompréhensibles dans un Etat de droit, ne constituent pas des incidents isolés : elles sont répétées et généralisées dans une partie du pays. Il ne s’agit pas d’erreurs de lampistes ou de méprises commises par des fonctionnaires pressés : il s’agit bien de violations délibérées, réfléchies et méthodiques d’obligations légales.

Pour un bureaucrate, la fin justifie les moyens. Lorsqu’il fait du chiffre, la seule règle qui vaille, c’est le résultat. Alors, les fonctionnaires accomplissent la besogne : légalement si possible, autrement si nécessaire. Et lorsqu’ils sont rappelés à l’ordre par la Justice, qui le leur répète , , … ils persévèrent.

Pour un démocrate, les lois s’imposent : toutes les lois, et elles s’imposent à tous. Respecter la Loi, respecter la Justice, ce n’est pas être un personnage exemplaire (et on attend des représentants de l’Etat qu’ils le soient) : c’est simplement le comportement d’un honnête homme. La Loi fixe certaines des limites dont parlait Albert Camus dans L’Homme révolté : « Jusque-là, oui. Au-delà, non » L’écrivain y saluait « la règle morale [qui] équilibre le délire historique ».

Et tandis que les préfectures violent la loi avec enthousiasme, dans le même temps, députés et sénateurs s’apprêtent à la réformer, afin de permettre à l’administration de continuer à faire exactement la même chose – mais légalement cette fois. Ce qui changera tout.

Ce sera un triomphe pour la bureaucratie. Car depuis quelques mois, avec la même précipitation et le même empressement que des fonctionnaires trop zélés, les se précipitent pour servir la soupe à des préfets qui vont certainement cracher dedans, parce que la loi qui est préparée rien que pour eux, ils s’en passent très bien. Et on assiste au pathétique spectacle d’élus républicains, se mettant non pas « en marche » vers plus de droits et de liberté, mais courant ventre à terre dans le sens opposé, renversant sur leur passage bon nombre de principes et répandant par terre leurs maigres convictions.

Pour avoir des préfets et des ministres qui osent tout, mieux vaut avoir des parlementaires qui n’osent rien.

 

Dublin III : Décourager plutôt qu’accueillir

Le règlement du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, dit « Dublin III », définit les règles et procédures de détermination de l’Etat membre de l’Union européenne, à qui reviendra la responsabilité d’enregistrer et d’étudier la demande d’asile déposée par un ressortissant d’un Etat tiers. Lorsqu’un étranger se déclare menacé ou en danger dans son pays d’origine, et demande à bénéficier d’une protection internationale, les autorités françaises appliquent systématiquement ce règlement, lequel prévoit la possibilité, sans même avoir à examiner sa demande, de le renvoyer vers un autre pays européen où il est déjà connu. Ce qui est le cas, tout de même, de plus de la moitié des demandeurs d’asile arrivés dans l’hexagone.

Cette convention a été conçue, pas tant pour protéger les droits des réfugiés, mais plutôt les intérêts des Etats-membres – ou plus précisément, des plus riches d’entre eux, au détriment des plus pauvres (Pologne, Hongrie, Bulgarie, Grèce, Italie).

L’administration française sait pertinemment que le règlement « Dublin III » est non seulement injuste, mais surtout qu’il ne fonctionne pas : 90 % des « Dublinés » ne rejoignent pas le pays vers lequel les autorités veulent les renvoyer ; et les 10 % qui sont « transférés » reviennent en France aussitôt. Mais peu importe : ce qui compte, c’est de dissuader les candidats à l’asile de rester en France, en repoussant le plus longtemps possible l’enregistrement de leurs demandes. Pour les autorités françaises, l’intérêt principal du règlement « Dublin » est de leur permettre de différer pendant des mois, voire des années, le moment où l’étranger sera admis à résider dans notre pays, où il pourra commencer à s’y intégrer.

 

Dès l’instant où un étranger se présente à un guichet pour manifester sa volonté de demander l’asile, la préfecture peut, pendant six mois, l’assigner à résidence () et l’obliger à pointer chaque jour dans un commissariat ou une gendarmerie (). Et si un pays étranger accepte qu’il lui soit remis, la même administration peut prendre les mêmes mesures pendant trois mois de plus (). Le but de ces assignations à résidence à répétition n’est rien d’autre que d’essayer de gagner… encore un an de plus. Car il suffit que l’étranger ne se soit pas présenté à deux pointages ou à deux convocations en préfecture, ou qu’il ait refusé d’embarquer dans un avion, pour qu’il soit automatiquement déclaré « en fuite »… et qu’il doive alors attendre douze mois de plus avant de pouvoir faire examiner sa demande d’asile en France (Article 29 du ).

 

Prenons l’exemple d’un réfugié afghan qui, après avoir transité deux jours en Hongrie (un pays qui traite les réfugiés un peu moins bien que des chiens), arrive aujourd’hui en France pour y retrouver son grand frère qui y réside légalement. Le préfet, appliquant – ou plutôt : profitant – du règlement Dublin, placera l’étranger devant ce choix cornélien : soit attendre jusqu’en septembre 2019 avant que l’Office français de protection des réfugiés et demandeurs d’asile (OFPRA) ne puisse commencer à examiner sa demande ; soit repartir en Hongrie, pays qu’il n’a fait que traverser et qui n’accorde une protection internationale que dans 0,06% des cas.

Le but du projet de loi actuellement en discussion au Parlement (quoique le terme « discussion parlementaire » apparaisse très exagéré en l’état des ) est de durcir encore davantage ces mesures, en facilitant et en systématisant le recours au placement en rétention des demandeurs d’asile, c’est-à-dire leur emprisonnement. Comme dans la Hongrie de Viktor Orban.

 

 

Mises à jour :

Vendredi 16 février 2018 : Dans la soirée du 15 février 2018, l’Assemblée nationale a une loi qui autorise la rétention et réduit encore les droits des demandeurs d’asile sous procédure « Dublin » – droits que de toutes façons les préfectures ne respectaient déjà pas. A la demande du gouvernement, les élus de «  » ont voté pour le projet de loi, puis se sont couchés. Ou l’inverse.

Samedi 17 février 2018 : Les sénateurs P.S. ont avoir déposé un recours devant le Conseil constitutionnel (C.C.) Cette saisine du C.C. bloque la promulgation du texte.

Mardi 20 mars 2018 : Suite à la du Conseil constitutionnel en date du 15 mars 2018, le gouvernement a promulgué la .

Jeudi 22 mars 2018 : La loi nouvelle a modifié l’ du CESEDA, en prévoyant qu’un décret en Conseil d’Etat devait préciser les « modalités de prise en compte de la vulnérabilité et les besoins particuliers des étrangers sous procédure Dublin » (ainsi que le règlement « Dublin III » l’exige). Aussi longtemps que ce décret ne sera pas été publié par le gouvernement, la loi restera inapplicable.

 

Pour aller plus loin :

, relatif au projet de loi “permettant une bonne application du régime d’asile européen”

 : un billet du blog Jus Politicum

 : un témoignage de la Cimade sur la routine des arrestations illégales à la préfecture de Police de Paris

 : un billet du blog Jus Politicum