Dans la cantine de la Police aux frontières (P.A.F.), la hiérarchie sait préparer de surprenants « en cas ». La spécialité maison, c’est le hamburger « Super-Guéant » : Une tranche de poulet, du parquet haché menu, de l’omelette bavureuse, et surtout, accompagnées d’avocats juteux, beaucoup de salades. Et bien planquée au milieu, une fine tranche de justice.

En fait de salades, la note de service rédigée le 3 octobre 2011 par la PAF du Nord vaut son pesant de laitues. Le chef y explique ce qu’il faut comprendre de l’arrêt « El Dridi » rendu par la Cour de Justice de l’Union Européenne (C.J.U.E.) le 28 avril 2011.

A ce stade, tous les amateurs de « junk-food » judiciaire, qui répugnent autant à ménager leurs délicates papilles qu’à exploiter leurs minuscules neurones, peuvent stopper net la lecture de ce blog. De toute façon, si c’est le gradé qu’y dit que la bouffe est bonne, ça mérite même pas discussion (sinon le chef, il serait pas le chef).

Pour les autres : trois questions, et leurs réponses en moins de trois cents mots.

1) La question préjudicielle à laquelle la C.J.U.E. a répondu le 28 avril 2011 dans l’arrêt « El Dridi » était relative à l’interprétation d’une directive communautaire. Laquelle ?

La directive européenne 2008/115/CE, dite « directive retour ». Elle fait obstacle à ce qu’une législation nationale prévoit une peine d’emprisonnement pour un étranger du seul fait de sa situation irrégulière. L’arrêt « El Dridi » rendu par la C.J.U.E. définit la règle à appliquer à l’encontre d’un étranger en situation irrégulière. Tout d’abord, mettre en œuvre l’ensemble du dispositif d’éloignement prévu par la directive (principe d’efficacité). Après quoi, uniquement dans le cas où les mesures coercitives autorisées auraient échoué, envisager des mesures pénales privatives de liberté, celles-ci ayant un effet dissuasif pour l’étranger (principe de proportionnalité).

2) La France a-t-elle respecté cette directive ?

La France, qui avait jusqu’au 25 décembre 2010 pour s’exécuter, a transposé imparfaitement dans son droit interne ladite directive, en omettant de réformer les articles L621-1 et L624-1 du CESEDA. Ces textes prévoient des peines d’emprisonnement plus ou moins lourdes pour les étrangers en situation irrégulière, selon qu’ils ont ou non déjà fait l’objet d’un ordre d’éloignement : un an si l’étranger n’a pas encore été visé par une décision ; trois ans s’il n’a pas respecté une obligation de quitter le territoire, ou s’il y est revenu malgré interdiction.

3) Quels sont les conséquences du non respect de la directive pour notre droit interne ?

En raison de la supériorité des normes internationales, les juridictions pénales françaises ne peuvent plus, avant qu’aient été prises les mesures coercitives d’éloignement prévues par la directive, prononcer des peines d’emprisonnement pour des infractions de séjour irrégulier. Et surtout, la police et la gendarmerie ne peuvent plus retenir pendant 24 voire 48 heures des étrangers dans le cadre d’une enquête pénale ouverte pour ces mêmes faits. Pourquoi ? Parce que la loi française n°2011-392 du 14 avril 2011 a prévu que les officiers de police judiciaire ne pourraient placer en garde à vue que les personnes soupçonnées d’avoir « commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement » (article 62-2 CPP).

 

Pour ceux qui auraient terminé leur lecture en soupirant qu’ils n’avaient toujours rien compris à l’arrêt « El Dridi », ci-après un court résumé de 30 mots : L’étranger en situation irrégulière ne pouvant plus, avant une tentative d’éloignement, être puni d’une peine d’emprisonnement, il ne peut davantage être placé en garde à vue.

 

A l’exception de la France, l’arrêt « El Dridi » n’a guère ému les pays de l’Union européenne. Il devient dorénavant impossible, en raison de la directive 2008/115/CE, d’emprisonner un étranger au seul motif qu’il est en séjour irrégulier ? La belle affaire ! Il suffit, par application de la même directive 2008/115/CE, de procéder à son éloignement du territoire, en recourant si nécessaire au placement en rétention.

Dans le cas de la France, 297 sans-papiers se sont vus infliger en 2009 une peine de prison : un chiffre dérisoire, à comparer aux 29 298 reconduites à la frontière réalisées la même année. Dans 1% des cas, l’Etat français envoie en prison ; dans 99% des cas, il reconduit à la frontière.

Mais c’était sans compter sur l’article précité, le 62-2 du Code de procédure pénale. Cette disposition, qui limite la possibilité de placement en garde à vue aux seules personnes susceptibles d’encourir une peine d’emprisonnement, a été créée par la loi du 14 avril 2011. Eh oui ! deux semaines avant l’arrêt « El Dridi » : c’est vraiment pas de chance… En faisant voter cette loi, le gouvernement s’est tiré un énorme coup de Karcher dans les godillots. Car faute de pouvoir maintenir l’étranger en garde à vue pendant 24 heures (article 63 II CPP), comment la préfecture pourra-t-elle maintenant trouver le temps de l’auditionner, vérifier ses empreintes, récupérer son passeport, rédiger les décisions de reconduite à la frontière et de placement en rétention…

En France, les gardes à vue d’étrangers en situation irrégulière sont utilisées – précisément dans 99% des cas – pour servir d’antichambres des centres de rétention. Chaque année, des dizaines de milliers de mesures pénales coercitives, soit-disant menées « sous le contrôle de l’autorité judiciaire » (article 62-2 CPP), sont en réalité prises sous le contrôle et dans l’intérêt exclusif de l’autorité préfectorale.

« La mesure de garde à vue prise à l’encontre d’un étranger en situation irrégulière ne constitue qu’une phase de l’ensemble de la procédure conduite à son égard, dont la finalité n’est pas d’assurer un procès équitable [sic…] mais d’assurer sa reconduite dans son pays d’origine », écrit, sans le moindre état d’âme, Madame le Premier Avocat Général près la Première Chambre de la Cour de Cassation. Un juriste appellerait cela : « un détournement de pouvoir »  ; le parquet appelle cela : « la règle ».

 

Par le fait de son gouvernement, qui a approuvé la loi 2011-392 et la directive 2008/115/CE, la Police aux Frontières s’est retrouvée du jour au lendemain sans le moindre petit clandestin à se mettre sous la dent dans ses centres de rétention, faute de pouvoir le maintenir suffisamment longtemps dans ses cellules de garde-manger garde à vue. Afin d’éviter la disette, le ministre de la justice (le même qui n’avait déjà rien compris à l’arrêt C.E.D.H. du 14 octobre 2010 Brusco c. France) s’est donc fendu d’une circulaire, afin d’expliquer aux préfets et magistrats ce qu’il fallait retenir de l’arrêt « El Dridi » : la dernière phrase.

L’arrêt C.J.U.E. du 28 avril 2011 se termine en effet, après pas moins de 63 considérants, par un dispositif qui répond en quelques mots à la question préjudicielle posée. La C.J.U.E « dit pour droit » que Monsieur El Dridi ne pouvait être emprisonné en raison du seul fait qu’il s’était maintenu sur le territoire après avoir reçu un ordre de le quitter : « la directive 2008/115 s’oppose à une réglementation qui prévoit l’infliction d’une peine d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier, pour le seul motif que celui-ci demeure sur le territoire de cet Etat, en violation d’un ordre de le quitter dans un délai déterminé ».

Et alors… ? Alors, selon notre ministre, ses procureurs, ses préfets, ses policiers, cela revient à dire… que les étrangers qui n’ont jamais auparavant fait l’objet d’un ordre de quitter le territoire, voire dont tout le monde ignorait totalement l’existence, voire qui venaient tout juste de franchir la frontière (soit la quasi-totalité des personnes contrôlées), ceux-là pouvaient parfaitement être conduits en prison (et en garde à vue)… tandis qu’au contraire, ceux qui avaient désobéi à un ordre de quitter le territoire ne risquaient absolument rien.

Pendant plusieurs mois, le monde judiciaire s’est partagé en deux :

  • ceux qui avaient assimilé les 63 considérants de la décision de la CJUE, les 50 considérants de la position de l’avocat général auquel l’arrêt se réfère, ainsi que les 23 articles et les 30 considérants de la directive 2008/115/CE ;
  • et les autres. Ces juges pressés qui, quand l’avocat montre la directive CE, regardent la dernière phrase de l’arrêt CJUE.

Woody Allen racontait : « Avec la méthode de lecture rapide, j’ai lu Guerre et Paix de Tolstoi en dix minutes… Ca parle de la Russie ». N’importe qui peut lire l’arrêt « El Dridi » à toute vitesse, et affirmer péremptoirement : « C’est l’histoire d’un mec. Les policiers lui disent de rentrer dans son pays, il s’en va pas, alors ils le mettent en prison. Mais ils ont pas le droit ». Expliqué comme cela, ce n’est effectivement pas trop compliqué à comprendre. La suite est tout aussi savoureuse : « Oui mais mon M.E.C. [NDLR : Mis En Cause], ben, personne lui a jamais dit de partir : alors je peux bien le mettre en prison ! » La méthode Fast-Food Super-Guéant, c’est cela : plus c’est gros, plus ça passe.

Afin de mettre tout ce beau monde d’accord, la C.J.U.E. a rendu ce 6 décembre 2011 son délibéré dans l’affaire « Achughbabian c. France ». La bonne nouvelle, c’est que l’arrêt rendu par la Grande chambre de la Cour confirme l’interprétation précédemment donnée par l’arrêt « El Dridi » : la directive 2008/115/CE s’oppose à une réglementation réprimant, par des peines d’emprisonnement, le séjour irrégulier d’un ressortissant étranger qui n’a pas été soumis auparavant aux mesures coercitives prévues par cette directive. La mauvaise nouvelle, c’est que la compréhension de l’arrêt Achughbabian n’est pas des plus accessibles à un étudiant en première année de fac… alors je vous dis pas pour un ministre UMP. Il est donc à redouter que le gouvernement nous ressorte rapidement sa fameuse recette-maison : la circulaire qui dit le contraire de l’arrêt qui dit le droit. Sans doute, notre ministre (qui a tout compris à la nécessité de faire du chiffre et un peu moins à l’impérieuse obligation de faire du droit) va tenter d’y expliquer qu’il est maintenant interdit de placer en garde à vue des étrangers en séjour irrégulier… mais uniquement s’ils sont de nationalité arménienne et s’ils répondent au nom d’Achughbabian.