C’est l’histoire (pas vraie) d’un dragon qui se promène dans la forêt, son petit carnet à la main, et qui compose son menu au gré de ses rencontres. Le premier à croiser son chemin est un petit singe. Le dragon l’apostrophe : ” Hé petit singe ! Viens chez moi demain matin : tu es au menu de mon petit-déjeuner ! ” Le petit singe se met à trembler, crie et sanglote, mais le dragon s’éloigne déjà en quête de son prochain ” invité “. Il rencontre un renard : ” Hé renard ! Je t’attends demain midi chez moi : tu seras mon déjeuner ” Le renard tente habilement de plaider sa cause, mais peine perdue. Le dragon, impitoyable, part maintenant en quête de sa prochaine proie. Il hurle à un petit lapin qui gambade impunément : ” Hé le lapin ! Je te donne rendez-vous demain à l’heure du dîner : pour te dévorer ! ” Alors le lapin lui demande : ” Et si je ne viens pas ? ” Le dragon soupire, et biffe son calepin : ” Ben alors, je te barre de ma liste ! “
C’est l’histoire (vraie), d’un préfet de police qui, après avoir sillonné en tous sens la capitale afin de remplir ses objectifs chiffrés de reconduite à la frontière de sans-papiers, en est réduit à convoquer à la préfecture des étrangers, en espérant très fort qu’en recevant son ” invitation “, ils ne vont pas tous détaler comme des lièvres.
Après avoir essuyé moult déconvenues (les sans-papiers lui ont posé des lapins), notre horrible monstre gentil fonctionnaire se rend à l’évidence : le dernier des demeurés se méfie en recevant ses convocations ainsi rédigées : ” Vous êtes priés de vous présenter à telle date à la préfecture de Police, muni de votre passeport, vos justificatifs de domicile, et 4 photos, pour mise à exécution de la mesure prise en application des règlements communautaires n°343-2003 et 1560/2003, procédure à l’occasion de laquelle vous ferez l’objet d’un placement en rétention. “
Il n’y a pas si longtemps (et pour un certain temps encore, hélas), certains juges peu farouches ne trouvaient rien à redire lorsque l’administration adressait à des étrangers des courriers sibyllins, les enjoignant de se rendre en préfecture ou au commissariat pour ” affaire les concernant “, ” dossier de régularisation “, ” exécution d’une mesure administrative “, ” APRF “, ” convention Dublin “, ” OQTF “, voire ” enquête familiale “… D’autres magistrats n’hésitent pas au contraire à utiliser des gros mots, parlant de ” déloyauté ” de la convocation du préfet, et concluant à l’irrégularité de procédure. Libérés ensuite de cette nullité textuelle, les étrangers déguerpissaient aussitôt dans leur terrier, et tout était à recommencer !
Le préfet devait donc trouver une astuce pour que, d’une part, l’étranger ne comprenne rien à ce qui lui arrive, et que d’autre part, le juge pense avoir tout compris. Une manoeuvre beaucoup moins laborieuse qu’il n’y parait de prime abord.
Monsieur R., ressortissant afghan, reçoit donc le 30 décembre un courrier de la préfecture sur lequel il est soigneusement indiqué : ” Vous êtes convoqué le 20 janvier pour faire l’objet d’un placement en rétention “. Monsieur R. ne lisant pas un mot de français (ni une lettre de notre alphabet latin), il est précisé dans la traduction qui suit en langue Dari :
Ce qui signifie à peu de choses près : ” SllliKdLs iooOoE PigeOn uUozPalKId dUUdk ” [sic].
Arrêté dès son arrivée en préfecture, le malheureux Afghan soutient que l’administration lui a dissimulé son intention de le placer en rétention, ce qui rendrait la convocation déloyale et vicierait la procédure. Lors de l’audience devant le juge des libertés et de la détention, l’interprète assermenté atteste en effet, après examen de la convocation prétendument rédigée en langue Dari, que ” Tout le texte rédigé en alphabet persan reste incompréhensible. Il s’agit en réalité d’une succession de lettres d’alphabet persan, transcrites en majuscules ou en minuscules, en lettres attachées ou isolées, sans un sens particulier, rendant ainsi le texte incompréhensible. Les quelques mots à peine compréhensibles ne correspondent pas au contenu du document en français. “
Le juge des libertés et de la détention… écarte l’objection. Nul n’est censé ignorer la langue française, tandis que l’administration française est censée ignorer la langue Dari. Le premier juge considère donc que la procédure est totalement ” ré-gu-liè-re “… Une motivation magistrale qui, en Dari préfectoral, se traduirait ainsi : ” la procédure est iAl-Pal-iIi-Hz “.
Monsieur R. interjette appel devant le premier président de la Cour d’appel, lequel considère, après avoir eu confirmation des propos du premier interprète par un second traducteur : ” La convocation mise en cause s’avère constitutive d’une pratique déloyale viciant la procédure “. L’étranger est donc remis en liberté, aux termes d’une ordonnance rédigée en bon français.
Aux dernières nouvelles, la préfecture de Paris aurait embauché un scénariste de bandes dessinées pour traduire les convocations envoyées aux sans-papiers en langage schtroumpf.