Monsieur L. est âgé de 46 ans, c’est un robuste gaillard originaire d’Haïti, frappé par le chagrin. Le 31 mai 2010, les policiers sont venus le chercher à la prison de Maubeuge, où il avait fini de purger sa peine, afin de l’expulser du territoire national. Mais lors de son arrivée au centre de rétention, sa famille lui a appris que son fils aîné était « porté disparu » depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti. Ses proches le lui avait caché, afin ne pas rendre sa fin de détention insupportable. Et là, il pleure à chaudes larmes.
Lors de la catastrophe qui avait frappé la petite île des Antilles (223 000 morts, 300 000 blessés et 1 000 000 de sans abri), Eric Besson, grand humaniste, avait aussitôt cherché à attirer l’attention sur lui en annonçant qu’il suspendait les reconduites forcées vers ce pays. A l’époque, il était permis de se demander si la décision du ministre n’était pas tout simplement dictée par l’impossibilité pratique d’y faire momentanément atterrir ses avions. Cinq mois plus tard, faute de communiqués annonçant la fin de la période de grâce, se posait la question de la durée de validité des engagements d’Eric Besson, forcément éphémères.
Rappelé à ses promesses par des associations de migrants, le ministre de l’immigration avait donc juré une fois de plus qu’il « tenait ses engagements ». Et de préciser que « L’exécution des mesures d’éloignement des personnes en situation irrégulière a été suspendue et le demeure », dans un communiqué en date du 2 juin 2010.
Pourtant, l’avant-veille, 31 mai 2010, la préfecture du Nord avait décidé de faire exactement le contraire : « Monsieur L. sera éloigné à destination de Haïti ». Un vol pour Haïti avait même été réservé, pour lui et son escorte. Visiblement, les « instructions spécifiques (sic) données par Eric Besson aux préfectures » avaient du être signalées avec un gros tampon : « ATTENTION : Engagement Solennel d’Eric Besson ». Traduit en langage de fonctionnaire, cela signifie : « N’en Tenir Aucun Compte ».
Interrogé le 3 juin 2010 sur le cas de l’Haïtien, le cabinet du ministre avait renvoyé vers l’autorité préfectorale. Le préfet de l’Eure, qui avait décidé deux ans plus tôt (bien avant la catastrophe) d’expulser l’Haïtien, avait quant à lui chargé le préfet du Nord d’exécuter la besogne. Le préfet du Nord avait réquisitionné la Police aux frontières (PAF). La PAF de Lille avait transmis la réquisition à leurs homologues de Valenciennes. Lesquels avaient chargé d’autres agents de quérir l’Haïtien à Maubeuge (avec même une p’tite pause sur le chemin du retour).
Au final, les trajets entre la sortie de maison d’arrêt et l’arrivée au centre de rétention excédaient notablement les délais normalement admissibles. « Le contrôle du juge judiciaire porte spécialement sur la période qui s’écoule entre la levée d’écrou et l’arrivée au centre de rétention administrative », rappellera la Cour d’appel. Pour le Premier Président, tout comme pour le Juge des Libertés et de la Détention, le délai écoulé « ne correspond pas aux strictes nécessités des déplacements et de l’accomplissement des diligences imposées à l’administration ».
Le parquet, prêtant main forte au préfet, tentera vainement de s’opposer à la remise en liberté de l’Haïtien. D’abord en invoquant un argument choc : « Monsieur L. ne dispose d’aucune attache sur le territoire national : sa famille réside en Guadeloupe ” ! Et de se faire retoquer par le magistrat : « La Guadeloupe fait partie du territoire national comme région et département d’Outre-Mer ». Ensuite en invoquant son impéritie : « Le motif invoqué pour la remise en liberté est pour le moins surprenant, voire incompréhensible ». Que nenni ! balayera la Cour d’appel : « Il s’agit d’une irrégularité de la procédure qui a eu pour effet de nuire à l’exercice effectif de ses droits par l’intéressé ». Quel dommage que le parquet n’ait pas assisté aux débats lors de l’audience : il aurait trouvé l’explication moins surprenante, et plus compréhensible.
Après quatre jours de rétention, l’Haïtien est ressorti libre, malgré les efforts conjugués d’1 ministre, de 2 préfets, de 3 parquetiers, et de 22 la police.
Toute sa famille réside en France (et en Guadeloupe :-), où lui-même s’est installé il y a vingt-cinq années. « Qu’est-ce que j’irais faire en Haïti ? demandait-il tout haut. Je n’ai plus rien là-bas. Même le président d’Haïti n’a plus de maison. »