Dans la salle d’audience du juge des libertés et de la détention, le greffier s’est arrêté d’utiliser son clavier. Le policier de l’escorte retient sa respiration. Le représentant du préfet fixe ses souliers. La juge écoute avec attention. Le regard grand ouvert glisse du retenu, un algérien de trente ans, à sa compagne, une jeune Française, perdue dans le public, étrangement absente. On parle d’elle pourtant.

Trois jours plus tôt, son ami a été contrôlé alors qu’ils se rendaient tous deux à la gare. La Police de l’air et des frontières l’a fait monter dans un fourgon, il est « démuni de documents de séjour l’autorisant à résider en France ». Elle a voulu l’accompagner dans la camionnette de police. Ils n’ont rien voulu entendre. Elle a du rentrer à la maison, la nourrice attendait. Lorsque la police l’a appelée deux heures plus tard, elle a encore tenté de leur parler : il ne fallait pas lui prendre son compagnon, elle n’allait pas bien depuis plusieurs semaines, elle leur a tout raconté. Mais la procédure pénale est ainsi faite que son correspondant n’avait pas à prendre note de ses déclarations, ni à l’inviter à venir déposer dans le cadre de l’enquête pour séjour irrégulier. Tout ce que l’officier de police judiciaire avait pour obligation de faire, c’était de prendre attache téléphoniquement dans un délai de trois heures avec la concubine du gardé à vue afin de l’informer de la mesure en cours. Dont acte. Et si elle se sentait mal, elle n’avait qu’à prévenir les pompiers, lui a conseillé le policier avant de mettre fin à la conversation.

Quelques heures plus tard, les pompiers ont été alertés par la voisine, chez laquelle le fils de cinq ans était venu appeler à l’aide : sa maman était à terre, elle ne répondait plus. Certaine que son conjoint allait être expulsé, elle avait fait une ingestion médicamenteuse. Soignée à temps, elle s’enfuyait de l’hôpital dès son réveil et revenait passer la nuit avec son fils chez sa voisine, qui décidait de les héberger à son domicile « de peur que cela se reproduise ».

Au matin, la demoiselle a encore téléphoné à la police de l’air et des frontières, pour tenter de les convaincre une nouvelle fois de ne pas l’expulser. Mais son correspondant l’a informé que la décision était déjà prise : son concubin allait être amené au centre de rétention, puis reconduit en Algérie. Elle leur a avoué ce qu’elle avait fait la nuit dernière. Ce sera inutile : la procédure ne contiendra même pas mention de son appel au poste. Elle a essayé d’expliquer au policier pourquoi elle se sentait si mal. Ce sera inutile : son concubin leur a déjà tout raconté pendant son audition, et cela n’avait rien changé à la décision du préfet.

 

Ce qui est arrivé au petit couple un mois plus tôt, et qui n’a pas ébranlé le cœur de pierre du préfet et de sa police, est une chose qu’on n’apprend dans aucun livre. Ils vivaient ensemble depuis trois ans, elle avait déjà un fils, et à l’été 2008 elle était tombé enceinte de son compagnon. Il allait devenir papa.

Lors de la seconde échographie, réalisée à 22 semaines, une anomalie cardiaque associée à une anomalie cérébrale était détectée. Le fœtus présentait un syndrome polymalformatif associant une agénésie du corps cailleux, des collections intraplexuelles, une cardiopathie de type CIV. Le pronostic neurologique était qualité de « sombre » par le corps médical. Il était expliqué aux parents que leur enfant avait une malformation du cerveau, du cœur, des mains et des pieds, qu’il risquait de décéder lors de la grossesse, et que si celle-ci était menée à terme, le bébé ne survivrait que quelques mois. Les parents étaient alors orientés vers une interruption médicale de grossesse.

La mère était hospitalisée en urgence le 8 décembre 2008. Son compagnon demeurait à ses côtés durant ses cinq jours à l’hôpital. L’accouchement était déclenché le 9 décembre 2008, en présence du père. Un certificat médical d’accouchement était délivré, aux termes duquel la mère avait accouché d’un enfant mort-né ou né vivant mais non viable. Il était de sexe masculin, les parents lui donnaient un prénom, et il portait le nom de son père.

Les parents étaient autorisés à rester avec l’enfant dans leur chambre pendant une heure, puis à la morgue pendant une heure encore, avant que le bébé ne soit conduit dans un autre hôpital pour l’autopsie sollicitée par le corps médical.

Avant qu’il ne soit emmené, les parents avaient pris plusieurs photos du petit corps, né après six mois de grossesse. Dans les temps à venir, ces images seraient pour eux la preuve qu’ils avaient donné naissance à un petit bonhomme, qu’ils lui avaient donné un nom et qu’il l’avait aimé.

Les parents étaient orientés vers les services psychologiques. Un acte de décès était établi le 10 décembre 2008 par l’officier de l’état-civil, sur déclaration du père, qui le reconnaissait. L’enfant était enterré le 14 décembre 2008 en présence des deux parents.

 

Le 12 janvier 2009 à 19h, le couple faisait l’objet d’un contrôle d’identité par la police de l’air et des frontières. Le lendemain à 11h, « après avoir procédé à un examen approfondi de la situation personnelle de l’intéressé », le préfet ordonnait l’expulsion du ressortissant algérien.

Selon les critères des policiers et de la préfecture, ce qui s’était passé les 8 décembre 2008 et 12 janvier 2009 constituait donc des non-évènements. Dans l’ de reconduite à la frontière, pas un mot sur l’enfant né sans vie, ni sur la tentative d’autolyse de la mère. L’administration expliquera sa décision en indiquant que le sans-papier algérien était « célibataire sans charge de famille ».

Deux jours plus tard, il était amené devant le juge des libertés et de la détention, qui devait décider si sa rétention administrative serait prolongée aux fins de permettre la mise à exécution de la mesure d’éloignement du territoire. A la fin de l’audience, la magistrate, une juge expérimentée et peu encline à manifester son émotion, ordonnait la remise en liberté de l’Algérien pour des motifs de pure procédure, puis sans chercher à dissimuler son courroux, expliquait à voix haute aux parties qu’au vu des circonstances très particulières du dossier, même en l’absence d’irrégularités formelles, elle aurait adopté une solution identique : « S’il avait fallu innover pour trouver un moyen légal de le remettre en liberté, je l’aurais fait sans hésiter ». Le représentant du préfet continuait de fixer ses souliers. Il n’y aurait pas d’appel. Pas plus que de mémoire en défense de la préfecture dans les instances administratives à venir.

Ne félicitons pas pour autant le préfet : il aurait tout aussi bien pu décider d’annuler sa décision inhumaine.

 

Car même libéré du centre de rétention, l’Algérien demeurait sous le coup de l’arrêté préfectoral, et risquait à tout moment d’être à nouveau interpellé et reconduit dans son pays. Il saisissait le tribunal administratif d’une demande de régularisation. Le dossier se présentait bien, sauf à être confié à un jeune juge en bois brut. Il paraissait évident que la juridiction administrative, aussi sensible que la juridiction judiciaire à la détresse du jeune couple, ne pouvait que constater que le préfet avait commis une erreur manifeste d’appréciation, en décidant d’expulser le jeune papa dans des circonstances aussi tragiques.

En quelques minutes et en quelques lignes, les espoirs de régularisation des deux parents étaient balayés. Selon le  : « la circonstance que l’arrêté ne fasse pas référence à l’existence de son enfant né sans vie n’est pas de nature à établir que le préfet n’aurait pas procédé à un examen sérieux de sa situation personnelle ». Quant au moyen tiré de l’atteinte disproportionnée aux buts recherchés caractérisée par la tentative de suicide de sa concubine, le juge administratif (qui n’a d’ailleurs pas jugé utile d’entendre cette dernière) ne se donnait même pas la peine d’y répondre.

Le jeune couple sortait totalement abattu de l’audience du tribunal administratif. Ils interjetaient appel de ce jugement, mais la cour ne rendrait sa décision que plusieurs mois après. Et de toute façon, ils avaient complètement perdu confiance dans la justice française. Redoutant une nouvelle arrestation, le sans-papier ne quittait plus le domicile. Ils renonçaient même à leur projet de se marier en France, craignant un signalement de la mairie, une saisine du procureur ou une enquête de police. Pendant les semaines à venir, les jeunes gens vivaient « tout le temps enfermés comme des oiseaux en cage ».

Malgré tout arrivait une bonne nouvelle : les tests médicaux ne révélaient pas de risque particulier en cas de nouvelle grossesse. En mars 2009, la maman retombait enceinte. Deux mois plus tard, ils prenaient ensemble la direction de l’Algérie, et déposaient un dossier de mariage en mairie. S’agissant d’un « mariage mixte », la cérémonie ne pouvait se dérouler avant plusieurs mois. La future mariée revenait seule en France pour s’occuper de son premier fils ; son fiancé restait bloqué en Algérie. Elle y retournait quelques mois plus tard, et la noce avait lieu en octobre 2009. Madame était alors enceinte de sept mois, et tout se passait bien.

Pour que tout soit parfait, la a annulé le 10 décembre 2009 l’arrêté du préfet et ordonné à l’administration de lui délivrer une autorisation de séjour.

Il est enfin régularisé.

 

… Ce n’est pas si simple. Pour recevoir cette autorisation de séjour, il doit se rendre en préfecture. Et pour y arriver, il doit traverser la frontière. Et pour entrer en France, il faut être muni d’un visa. Et pour délivrer un visa, le consulat exige la preuve de la retranscription en France du mariage célébré en Algérie. Ce qui va prendre un certain temps, puisqu’à l’heure où est rédigé ce blog, le dossier vient seulement d’être enregistré au service de l’état-civil de Nantes.

La maman a donné naissance début décembre à un bébé en parfaite santé. Sauf improbable miracle, le père, bloqué en Algérie, passera les fêtes de Noël à deux mille kilomètres de sa famille. Nul ne sait quand il pourra revenir. Pour l’Etat français, dans les comptes de l’année, cela fera un Etranger de moins et un Français de plus. Grande victoire.

Mais le principal pour le papa et la maman : c’est un garçon.