Aujourd’hui, j’entame ma cinquantième année. Voilà un quart de siècle, un de mes slogans préférés était : « Pasqua, Pandraud, un charter pour le Mali ! » Le 18 octobre 1986, les ministres RPR de l’Intérieur et de la Sécurité avaient expulsé 101 Maliens dans un . La Gauche l’avait baptisé « le charter de la honte », et les noms de Pasqua et Pandraud étaient hués à chaque manif. Vingt-huit ans plus tard, les ministres de l’Intérieur sont membres du PS, et ils ne critiquent plus les charters de sans-papiers : ils les affrètent. Manuel Valls aurait une petite préférence pour les charters vers la Roumanie ; quant à Bernard Cazeneuve, ce serait plutôt ceux pour l’Albanie. Mais ces expulsions de masse « Made in Parti Socialiste » possèdent d’indéniables aspects comiques – certes involontaires. Trop longtemps méconnues, ces remarquables reconduites à la frontière « low cost » méritent d’être aujourd’hui portées à la connaissance du public.

 

Depuis qu’en 2011, les Albanais peuvent rentrer sans visa dans l’Union européenne, ces ressortissants occupent une place de choix dans le cœur des préfets. Venus en nombre sur le sol français pour essayer de gagner l’Angleterre, ils aident la Police aux Frontières (PAF) à remplir tranquillement ses quotas de reconduites. Avant eux, les Roms roumains et bulgares jouaient ce rôle dans la course aux statistiques. Ces populations venues de l’Est sont tout bonnement exemplaires, lorsqu’il s’agit de coopérer avec les forces de la paix et les gardiens de l’ordre. Ils sont d’accord pour retourner dans leur pays ; ils ont leur passeport avec eux ; ils acceptent même de repartir à leurs propres frais. Reconduits le samedi vers Bucarest, Sofia ou Tirana, ils reviennent le lundi à Paris : c’est leur liberté de circuler. Et l’Etat français peut recommencer autant qu’il veut, en reprenant de nouveaux arrêtés de reconduite à la frontière : c’est sa liberté de compter.

Dans les aéroports français, on reconnait facilement les Albanais reconduits dans leur pays : ce sont ceux qui avancent plus vite que les escortes pour être les premiers à monter dans l’avion ; ils vident le mini-bar en payant l’hôtesse avec des grosses coupures en livres sterlings ; ils trinquent aux 21 000 € que a coûté à la France (alors que pour le vol retour, chacun ne déboursera guère plus de 200 €…) La crème de la crème des expulsés. Comme disent les policiers, s’ils sont venus en France, ce n’est pas pour faire la manche : c’est pour la traverser. Et tout ce beau monde se quitte à Tirana avec de grandes claques dans le dos : au-revoir et à bientôt !

 

Comment cela, ça ne sert à rien ? Mais la consigne de Manuel Valls, c’est de faire mieux plus que Nicolas Sarkozy.

Comment cela, c’est complètement idiot ? Et alors ! Un subordonné ne prendra jamais le risque de passer pour quelqu’un de plus intelligent que son ministre.

Comment cela, ça coûte très cher ? C’est là que le génie bureaucratique français entre en action…

 

Interpellés le 7 mai 2014 à Calais alors qu’ils tentent de rejoindre l’Angleterre, sept ressortissants albanais découvrent la procédure. La préfecture va leur confisquer leur passeport (), prendre à leur encontre un arrêté les obligeant à quitter la France sans délai () et les placer en rétention « le temps strictement nécessaire à leur éloignement » (). Ce qu’ils ignorent, c’est que l’administration française, qui est pingre, a une conception très curieuse des expressions « sans délai » et « temps strictement nécessaire ».

Certes, la préfecture aussitôt le bureau de l’éloignement, afin de réserver des places dans un avion pour Tirana… Mais elle précise en toutes lettres la « date préférentielle pour l’éloignement : le VOL GROUPÉ DU 27/05/2014 ». Quelques jours plus tard, le ministère de l’Intérieur avoir réservé des places sur le « VOL SPECIAL DAS MILAN 73 » qu’il a affrété. Décollage du Bourget le 27 mai 2014 à 8h, arrivée à Lille-Lesquin à 8h45, fin de l’embarquement 45 mn plus tard, arrivée à Tirana à 12h30. Le voyage aura lieu dans un de la Sécurité civile : bombardier d’eau l’été (10 tonnes de retardant), transport de personnel l’hiver (64 places), charter de sans-papiers au printemps (32 retenus, autant de policiers).

Les Albanais rouspètent un peu : pas d’hôtesse ni de mini-bar dans les avions de la Sécurité civile, et un délai d’attente de près de trois semaines avant le vol. Le (JLD) leur donne raison (mais pas sur l’hôtesse et le mini-bar) : « la date préférentielle pour éloignement par le ‘vol groupé du 27 mai 2014’ ne répond pas à l’esprit et à la lettre de l’article du CESEDA ». Les étrangers ne vont quand même pas attendre pendant des semaines que le ministre de l’Intérieur finisse de remplir à ras-bord son charter à bas prix. Les sept Albanais sont remis en liberté par le juge.

La préfecture se console vite : avec vingt arrestations par semaine, ce ne sont pas les Albanais à expulser qui manquent sur le littoral. Dans les jours suivants, les sept places libérées seront bien vite réattribuées à d’autres compatriotes. Un nouveau charter pour Tirana est même programmé pour le 5 juin 2014. Et à l’avenir, il suffira pour l’administration de ne plus jamais faire référence, devant un JLD, à l’existence de ces vols groupés, pour qu’il n’y voit que du feu et ne libère personne.

 

A ce sujet, qu’advient-il des Albanais remis en liberté par le juge judiciaire ? La méthode utilisée par les préfets du littoral, dite « reconduite à la frontière belge », est bien connue des lecteurs de ce blog. sous Eric Besson, discrètement sous Claude Guéant, sous Manuel Valls, elle devient une procédure standard sous Bernard Cazeneuve.

La manœuvre est toujours la même. Afin de récupérer leurs passeports, qui restent confisqués à la PAF (L611-2), les Albanais doivent suivre à la lettre les consignes qui leur sont données. S’ils recevaient l’ordre de franchir la frontière belge à cloche-pied, ils le feraient sûrement volontiers.

Le 11 mai 2014 après-midi, un équipage de police se rend en gare de Lille-Europe, où il a rendez-vous avec trois Albanais fraîchement libérés par le JLD. Ceux-ci leur présentent leur billet de TGV n°9867, départ 17h07 pour Bruxelles sans escale. En échange, ils se voient remettre leurs passeports et documents d’identité. Les policiers constatent qu’ils embarquent dans le train, et que celui-ci quitte bien la gare.

Même cirque trois heures plus tard pour le TGV n°9869, départ 20h07 pour Bruxelles, et cette fois, pour quatre Albanais…

Conséquence ? En fin de journée, la PAF peut fièrement établir des mentionnant que pas moins de sept « obligations de quitter le territoire ont été exécutées ».

Un coup de maître pour la PAF, pour le préfet, pour la France. Car finalement, peu importe qu’ils soient libérés ou non : tous les Albanais seront expulsés ! Et à Très Grande Vitesse encore…

Evidemment, si le ministre du Budget devait choisir entre continuer à affréter des charters de 32 places à destination de Tirana, ou remplir des TGV pour Bruxelles par wagon entier (dix fois plus de places ! et pour un coût presque nul), le calcul serait vite fait. Il faudrait aussi réfléchir à des solutions éco-compatibles, comme le co-voiturage vers Mouscron ou le vélo-tandem (un Albanais, un policier). Hélas, mille fois hélas, depuis qu’il n’est plus au Budget, mais à l’Intérieur, Bernard Cazeneuve ne regarde plus les mêmes chiffres…

Un jour (mais pas demain), il faudra bien que les fonctionnaires de la place Beauvau arrêtent de compter, et se mettent à réfléchir à l’intérêt de telles mesures. Malheureusement, ils ne sont pas payés pour faire ceci, mais pour faire cela.