En voyant le résultat de son test de grossesse (+) Madame Nassima S. découvrait l’événement le plus important au monde. Depuis trois ans, son couple tentait vainement d’avoir un bébé. Nous étions le 24 mai 2014, elle se trouvait en France, avec son mari, en voyage d’affaires pour les besoins de leur société d’import-export. Tant pis pour son visa, qui expirait quelques jours plus tard. Tant pis pour son travail : son mari s’occuperait seul de leur entreprise située à Oran. Pour sa part, elle préférait renoncer à son voyage retour en Algérie.

Sa décision semblait la plus prudente. En cas d’antécédents de fausse couche (ce qui était son cas), le corps médical considère que le premier et le troisième trimestres sont des périodes « à risque ». Comme n’importe quelle future maman l’aurait fait à sa place, Mme Nassima S. préférait s’entourer de toutes les précautions possibles. Sa tante proposait de l’héberger à Lille pendant sa grossesse, et lui conseillait un gynécologue. Dans son état, elle avait surtout besoin d’être rassurée. Elle pensait que personne n’allait le lui reprocher.

Elle allait découvrir, à son corps défendant, que l’administration française et ses juges n’avaient pas ce genre de préoccupations. Mais alors : pas-du-tout !

Vendredi 13

Le matin du vendredi 13 juin 2014, le couple était contrôlé à quelques pas de leur domicile par la Police aux Frontières (PAF). Le visa de Monsieur Hakim S. était toujours valable : il était laissé libre. Celui de Mme Nassima S. était expiré depuis trois semaines : elle était emmenée au commissariat. Sa tante se présentait dans les locaux de la Police aux frontières, s’inquiétant de l’état de santé de sa nièce. Elle s’entendait  : « Enceinte, ce n’est pas une maladie ! »

Lors de son par les policiers, Mme Nassima S. évoquait ses fausses couches passées et son état de grossesse actuel. Les policiers faisaient appel à leur médecin habituel, afin de s’assurer que la jeune femme pouvait être retenue au commissariat pendant seize petites heures ( CESEDA).

Le n’y voyait évidemment aucune contre-indication. Quant à savoir si l’intéressée pouvait être placée en rétention pendant une durée maximale de cinq jours (), extensible à 25 jours () voire 45 jours (), puis voyager sans risque vers son pays d’origine ? Personne de la préfecture n’en savait rien, puisqu’aucun technocrate n’avait pensé à poser la question au corps médical. D’ailleurs, aucun bureaucrate ne se serait intéressé à la réponse.

La fonctionnaire de service à la préfecture, se fondant uniquement sur le fait que le visa de Mme Nassima S. était périmé depuis trois semaines, et sans s’intéresser le moins du monde à son état de santé particulier, prenait à son encontre la renvoyant en Algérie immédiatement.

Dans l’attente de son expulsion par avion, Mme Nassima S. était enfermée au centre administratif de Lesquin. Elle était à sa dixième semaine de grossesse.

Le tribunal administratif était saisi d’une demande d’annulation des décisions d’éloignement et de privation de liberté. Dans l’attente de l’audience, la préfecture n’ordonnait toujours pas d’examen médical, afin de s’assurer qu’un voyage de trois heures en avion ne risquait pas d’avoir des conséquences sur cette femme enceinte ni sur son futur bébé.

 

Le 17 juin 2014, le tribunal administratif de Lille la décision de placement en rétention administrative. Mme Nassima S. pouvait rentrer à son domicile en compagnie de son mari. Mais le juge confirmait la légalité de l’obligation de quitter le territoire à destination de l’Algérie : l’expulsion pouvait être réalisée à tout moment.

 

L’après-midi même, le fonctionnaire de service à la préfecture son intention de poursuivre l’exécution de la mesure d’éloignement. Le 28 juillet 2014 – sans tenir aucun compte des qu’elle avait fournies, et sans même viser son état de grossesse – le représentant du préfet prenait à l’encontre de Mme Nassima S. un . Il l’assignait à résidence pendant quarante-cinq jours, et l’obligeait à pointer quotidiennement dans les locaux de la police aux frontières de Lille. Leur service est situé au bâtiment F du commissariat, deuxième étage sans ascenseur… Elle était à sa seizième semaine de grossesse.

Le tribunal administratif était saisi d’une requête en annulation de cette décision d’assignation à résidence. A l’audience, le préfet faisait plaider par son avocat qu’il était « impossible de préjuger de l’état de santé de la requérante au moment de son embarquement ». Mais la juge décidait, notamment au vu des , qu’en estimant qu’il existait une « perspective raisonnable » d’éloignement, le préfet avait commis une erreur manifeste d’appréciation.

Concrètement : aucun commandant de bord n’aurait jamais accepté de laisser monter dans l’avion une passagère munie d’un certificat médical attestant que son état de santé « contre indique un voyage prolongé, ainsi que les voyages aéroportés », et qu’il existait, à la moitié de la grossesse, « un risque d’accouchement prématuré ». La juge donc l’assignation à résidence.

Toutefois, la préfecture refusait toujours d’abroger l’arrêté portant obligation de quitter le territoire. Une situation de stress permanent qui plongeait Mme Nassima S. dans un . Pour se mettre en sûreté, elle déménageait à Nîmes. Le 5 janvier 2015, elle y donnait à un garçon. Son premier enfant.

Une occasion manquée

Mais pour la justice, l’affaire n’était pas terminée. La Cour administrative avait été saisie d’un appel à l’encontre de l’obligation de quitter le territoire. La question posée pouvait se résumer en quelques mots : en présence d’une femme enceinte, l’administration doit-elle appliquer le principe de précaution ?

La juridiction administrative tenait l’occasion de rappeler solennellement aux préfectures que, face à des justiciables potentiellement vulnérables, il fallait faire démonstration d’une certaine prudence. Informée de l’état de grossesse et de l’état de santé d’une étrangère en situation irrégulière, l’administration pouvait-elle prendre une décision d’expulsion, sans avoir au préalable sollicité un avis médical ? Voire sans même se référer à sa situation très particulière ?

A ces questions, la allait répondre, sans l’ombre d’une hésitation et en quelques lignes… par la négative.

Selon ces magistrats, qui fondaient leur décision sur le seul certificat établi par le docteur au commissariat, relatif à la retenue administrative de 16 heures, le préfet pouvait légalement prendre une décision d’expulsion sans se poser plus de questions. Quant à l’attestation médicale du 1er août 2014, qui établissait un risque d’accouchement prématuré en cas de voyage aéroporté, la Cour ne le jugeait pas suffisant pour remettre en cause la légalité de l’arrêté préfectoral du 13 juin 2014.

Si Mme Nassima S. avait fait établir son certificat médical avant d’être arrêtée, peut-être – rien n’est moins sûr – que la réponse des juges aurait été différente. C’est cela, oui… Et lorsque, dans un métro bondé, une future maman demande à s’asseoir à la place d’un bon Français, celui-ci ne doit l’accepter qu’à condition qu’elle exhibe une attestation médicale prouvant que la station debout lui est pénible ? Bien sûr, bien sûr.

 

Finalement, cet incident juridique pose une question ontologique. La justice administrative, ça sert à quoi ? Les juges administratifs possèdent un pouvoir exorbitant, capable de faire plier l’Etat. Ils connaissent la force de l’administration. Ils ont appris les droits humains. Et lorsque vient l’heure de protéger la femme ou l’orphelin… voilà leur réponse ! Alors à quoi bon ?

Mais, dans les mêmes circonstances et avec les mêmes justiciables, tous les juges administratifs ne décideront pas forcément la même chose. Ceux qui, les 17 juin 2014 et 4 novembre 2015, ont donné raison à un préfet contre une femme enceinte, étaient tous des hommes.