Parfois – rarement – les juridictions appréhendent sans difficulté les procédures techniques les plus complexes. Ces magistrats « high-tech » sont surnommés « des juges 2.0 ». Parfois – souvent – les juridictions ne comprennent strictement rien aux procédures techniques les plus élémentaires. Ces magistrats plus « traditionnels » sont appelés « des juges 0.2 » Illustration avec la transmission des courriels « DubliNet » à travers l’Union Européenne : une question finalement très simple à comprendre, mais très compliquée à expliquer… à tout le moins devant certaines juridictions.

 

Aujourd’hui, pour se débarrasser d’un réfugié et le renvoyer dans un autre pays européen, les préfets appliquent le règlement . Lorsque l’étranger arrive en France pour y déposer une demande d’asile, l’administration s’empresse de contacter l’ensemble des pays européens qu’il vient de traverser, en les priant instamment de le (re)prendre en charge.

Les autorités étrangères disposent alors de trois options :

  • Soit elles répondent, par écrit, qu’elles refusent son transfert. Mais le règlement Dublin III ne leur laisse pas souvent le choix (articles 9 à 11, 12, 13, 14, 15 et 3.2).
  • Soit elles répondent, par écrit, qu’elles acceptent le transfert. Elles se donnent de moins en moins souvent la peine d’annoncer explicitement leur accord (articles 22 1 et 25 1).
  • Soit – et cela revient au même – elles ne répondent pas dans les délais impartis (entre deux semaines et deux mois). Cela porte le nom d’« accord implicite » (articles 22 7 et 25 2). Dans les pays débordés de demandes de transferts, comme l’Italie, l’Allemagne ou l’Espagne, cette troisième hypothèse est la plus fréquente.

Tant que les autorités étrangères n’ont pas donné leur accord, explicitement avant l’expiration des délais et implicitement au-delà, les autorités françaises ne peuvent pas transférer l’exilé vers un autre pays européen (Conseil d’Etat, 19 juillet 2017, ). Et puisqu’il s’agit d’un demandeur d’asile, elles ne peuvent en aucun cas le renvoyer vers son pays d’origine (Conseil d’Etat, 18 décembre 2013, ).

De plus, le règlement Dublin III impose à l’administration française une obligation de célérité : les préfets disposent d’une période maxima de 2 à 3 mois (articles 21 1 et 24 3) pour saisir les Etats européens d’une demande de (re)prise en charge de l’étranger. Si la requête n’a pas été introduite dans ce délai, ou s’il est impossible d’établir qu’elle a bien été reçue, la France devient responsable de l’examen de la demande d’asile, et l’étranger est autorisé à rester en France.

Dans le cas d’un accord implicite, l’administration française doit donc acquérir la certitude que sa demande de (re)prise en charge a bien été réceptionnée par l’autre pays européen. Les articles 22 et 25 du règlement précité évoquent en effet des délais qui courent « à compter de la date de réception de la requête » (et non pas * « à compter de la date d’émission de la requête »).

 

C’est là qu’intervient le système de communication électronique « DubliNet », créé en 2003 par l’Union européenne et régi par le . A l’intérieur de ce réseau informatique, les Etats échangent entre eux, à l’abri des regards, afin de décider d’une éventuelle (re)prise en charge d’un demandeur d’asile, mais également de s’informer sur sa situation, sa famille, son état de santé, etc. (article 20).

Les communications doivent être sûres et sécurisées (article 18), afin que les échanges puissent être authentifiés (article 15). « DubliNet » utilise donc son propre réseau de transmission électronique, indépendant de l’Internet : le Trans European Services for Telematics between Administration (TESTA). Ce réseau dit « propriétaire » doit assurer un fonctionnement « sans interruption » du système (article 21).

Pour faciliter les échanges d’informations, l’intitulé des courriels (article 20) et la présentation des pièces jointes (articles 21 3 et 23 4, annexes I, III, V, VI, VII, VIII et IX) sont normalisés. Et pour être certain que chaque courriel envoyé par l’administration française a bien été reçu par son destinataire à l’étranger, un accusé de réception électronique est systématiquement renvoyé (article 19 3). L’envoi de ce document est une obligation pour le destinataire ; pour l’expéditeur, c’est l’unique preuve que le message envoyé a bien été réceptionné.

Dans ce système de communication informatique entre Etats, la transmission de la demande de transfert se déroule en deux étapes.

Etape 1

En France, trente-trois préfectures sont chargées de traiter les demandes d’asile. Ces administrations locales adressent leurs demandes de (re)prise en charge à un service unique, géré en France par le ministère de l’Intérieur. Il s’agit du « point d’accès national », institué par l’article 19 du Règlement précité.

Les préfectures transmettent leur requête au ministère de l’Intérieur par courriel circulant sur le réseau Internet. Mais elles pourraient tout aussi bien utiliser un télécopieur voire un courrier postal : les règlements européens ne s’intéressent pas à la question des communications internes entre administrations d’un même Etat.

Lorsque le ministère de l’Intérieur reçoit par voie électronique une demande adressée par la préfecture, un premier « Accusé de réception DubliNet » est émis. Ce courriel de confirmation est envoyé depuis une adresse électronique de type xxx@yyy.fr.eu-admin.net ou xxx@yyy.fr.testa.eu : c’est-à-dire par une adresse électronique française, propriété de l’Etat français et gérée par lui.

La requête envoyée par la préfecture ne rejoint donc jamais directement le réseau européen « DubliNet ». Le message envoyé par l’administration locale est reçu, puis examiné – ou non – et traité – ou non – par les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur chargés de « DubliNet ».

Ainsi, si le courriel reçu par le point d’accès national français émane d’une personne extérieure à l’administration ou non habilitée ; si le courrier électronique ou ses pièces ne respectent pas les normes prescrites par le règlement (CE) 1560/2003 (articles 20, 21 3, 23 4 et annexes précitées) ; ou encore si le ministère de l’Intérieur ne souhaite pas demander la (re)prise en charge aux autorités étrangères – pour des raisons qui lui sont propres – ; le message envoyé par la préfecture restera bloqué et ne quittera jamais la France.

Etape 2

Le point d’accès national français, après avoir validé la demande de (re)prise en charge décrite à l’étape 1, la retransmet au point d’accès national étranger, en utilisant cette fois le système TESTA sur le réseau « DubliNet ». Dans l’Union Européenne et les pays associés, il existe trente-et-un autres points d’accès nationaux, c’est-à-dire autant de destinataires finaux des demandes de transfert – avec les risques d’erreurs que cela implique.

Lorsqu’une transmission arrive enfin au point d’accès national étranger, celui-ci émet systématiquement un second « Accusé de réception DubliNet ». Ce document transite à nouveau par le système TESTA et le réseau « DubliNet », et retourne au point d’accès national français. Dans l’exemple de l’Italie, il est émis par une adresse électronique de type « xxx@yyy.it.eu-admin.net » ou « xxx@yyy.it.testa.eu » : c’est-à-dire par une adresse électronique italienne. Pour l’Allemagne, ce seront les initiales « de » ; pour la Belgique : « be » ; pour l’Espagne : « es » ; etc.

Dans l’hypothèse où le pays ne répond pas à la requête des autorités étrangères (étant rappelé que, pour des pays comme l’Italie, l’Allemagne ou l’Espagne, ce cas est le plus fréquent), ce second accusé de réception est la seule pièce qui permette d’établir, avec certitude, que la demande de transfert a bien été réceptionnée, et de savoir à quel moment elle l’a été.

Ce n’est qu’une fois en possession du document prouvant que la demande de (re)prise en charge a bien été réceptionnée que la préfecture peut commencer à computer les délais, aux termes desquels l’accord implicite des autorités étrangères sera constitué. Elle pourra alors légalement prendre un arrêté de transfert à l’encontre de l’étranger.

 

Cette procédure de transmission d’une demande de (re)prise en charge est beaucoup moins compliquée à appréhender qu’il n’y paraît. La Cour de cassation a rendu un arrêt (1re chambre civile, 12 juillet 2017, n°) qui constatait que « la demande automatisée de réadmission transmise à l’administration centrale française n’établit pas la réalité d’un envoi à l’autorité étrangère compétente » ; et qu’une telle requête ne permettait pas d’établir que « les autorités étrangères avaient été requises de manière effective ». Ces magistrats judiciaires 2.0 ont tout compris du système « DubliNet » et du Règlement (CE) n°1560/2003.

 

Mais pour les magistrats administratifs… c’est tout autre chose. La procédure « DubliNet » qu’ils examinent est pourtant la même. Grâce à la jurisprudence dégagée par la Cour de cassation, elle paraît très simple à expliquer. Néanmoins, elle reste terriblement compliquée à faire comprendre à des juges 0.2. Depuis un an et demi, les magistrats administratifs à qui la question a été posée ont quasiment tous décidé exactement le contraire de ce qu’avait jugé la plus haute juridiction judiciaire française… Eh oui ! Encore l’éternelle gué-guerre entre juges judiciaires et juges administratifs.

Ce qu’il y a de réjouissant dans les motivations disparates des magistrats administratifs, que ce soient celles rendues par le ou la , c’est qu’il n’en existe pas deux pareilles. Même si les juges administratifs sont tous d’accord sur le sens final de leur décision (le préfet a toujours raison, l’étranger a toujours tort), dès lors qu’il n’y a pas deux magistrats pour écrire la même chose, il n’est pas illogique de supposer qu’ils peuvent tous se tromper.

Pour bon nombre de juges administratifs, le choix de donner raison au préfet contre l’étranger n’est pas délibéré. Ceux-là n’ont tout simplement pas compris des explications techniques pourtant claires. Dans leurs décisions, ils écartent d’un trait de plume une demi-heure et dix pages d’explications, confondant avec assurance le premier accusé de réception « Internet » (franco-français) et le second accusé de réception « DubliNet » (franco-européen).

D’autres prêtent une oreille très -trop- attentive aux explications virevoltantes et tourmentées des avocats de préfecture, qui agitent leurs manches et leur tablettes informatiques par-dessus la tête, et parviennent sans grande difficulté à convaincre les juges administratifs, en leur expliquant que l’informatique est – comme la justice – une science exacte avec en plus une part de magie noire ; qu’un courriel envoyé par le préfet finit toujours par arriver à son destinataire – que d’ailleurs, tous les chemins électroniques mènent à Rome ; et que si ce n’est pas sûr, en tous cas c’est peut-être ; qu’une incertitude vaut autant qu’une simili-certitude ; et que de toute façon, si les avocats de préfecture plaident à longueur de journée des choses absurdes auxquelles ils ne croient pas eux-mêmes un seul instant, c’est parce que leur mandant leur a ordonné de le faire – et que quelquefois ça marche.

Mais le pire, c’est qu’il est quasi-impossible de faire changer d’avis un juge administratif. Comprendre qu’il s’est trompé, qu’on l’a trompé ; reconnaître qu’il n’a pas compris ; admettre son erreur : toutes ces choses paraissent inconcevables, car elles équivaudraient pour lui à se « dé-juger ». En vingt ans de carrière, j’ai vu deux fois des magistrats avoir le courage de changer d’avis sur une question de droit qu’ils avaient précédemment tranché. Aucun de ces deux juges n’est plus en exercice. Et ils appartenaient tous deux à l’ordre judiciaire.

Il faudra donc attendre que la plus haute juridiction administrative, le Conseil d’Etat, rende une décision sur la question de « DubliNet », pour que sa jurisprudence s’impose enfin à tous les magistrats de l’ordre administratif. Un expert informatique vient de rendre une , laquelle conclue – sans réelle surprise – que le second accusé de réception « DubliNet » est le seul « accusé de réception répondant à tous les critères du Règlement (CE) No 1560/2003 ». Muni de ce rapport, il devient possible de gravir toutes les marches de la justice administrative : tribunaux, cours d’appel, et finalement Conseil d’Etat. En espérant que ce dernier – bien qu’appartenant à l’ordre administratif – finira par y comprendre quelque chose.

Pour cela, il faudra patienter quelques mois… ou quelques années. Dans l’intervalle, les avocats “étrangèristes”, et leurs clients demandeurs d’asile, continueront à lire bon nombre de jugements et d’arrêts rendus par des juridictions administratives, qui crameront la mémoire vive de l’argumentaire des plaideurs, crasheront le disque dur de l’exposé des faits et des moyens, planteront le processeur des motifs en droit, et pour finir, rebooteront le système d’exploitation du dispositif juridique.