En matière de droit des étrangers, le pire est toujours certain. D’un côté, les stupides quotas d’expulsion du ministère de l’Intérieur et les manœuvres interlopes des préfectures. De l’autre, des exilés qui aimeraient bien régulariser leur situation sans être trop maltraités par notre belle administration française. Entre les deux, le juge judiciaire, à qui la Constitution a confié la lourde et noble tâche d’être le gardien vigilant de la liberté individuelle. La loi est ainsi faite que l’étranger n’a d’autre choix que de faire confiance à l’administration et à la justice. En espérant que celle-ci n’aura pas une foi aveugle en celle-là.

 

En avril dernier, un employé de la préfecture du Pas-de-Calais était parvenu, sans beaucoup d’efforts, à tromper la vigilance d’un juge inexpérimenté. Il avait obtenu, par ruse, l’autorisation du magistrat pour aller arrêter un demandeur d’asile chez lui (BlogDE : «  »).

Deux mois plus tard, un commis de la préfecture du Nord allait faire de même, mais avec un juge expérimenté. Il allait tenter d’obtenir, par fraude, une semblable ordonnance « de visite domiciliaire », afin d’aller arrêter un exilé hébergé dans un centre pour demandeurs d’asile. C’est illégal, c’est déloyal, c’est indigne… Mais il faut bien admettre que respecter les lois, les juges et les justiciables n’a jamais aidé un bureaucrate à progresser dans sa carrière. Face à un tel requérant et une telle demande, la réponse du juge des étrangers devait être ferme – exemplaire même. Ce sera tout le contraire. Récit d’une déroute judiciaire.

 

M. Mamoudou K., ressortissant guinéen, au terme d’éprouvantes pérégrinations à travers la Libye et la Méditerranée, débarque en Italie en février 2017. Comme beaucoup de ses compatriotes francophones, il ne fait que passer dans ce pays. Il poursuit son périple, arrive en France en mars 2017, et tente d’y déposer sa demande d’asile. La préfecture du Nord fait ce qu’elle sait faire de mieux : gagner du temps, en cherchant à le renvoyer en Italie. En application du règlement « Dublin III », le préfet repousse l’enregistrement de sa demande d’asile jusqu’au 12 janvier 2018.

Les semaines passent et l’échéance approche.

Pour gagner encore plus de temps – et décourager M. Mamoudou K. de déposer sa demande d’asile en France – les fonctionnaires le convoquent en préfecture et le font arrêter au guichet. Nous sommes le 10 janvier 2018 : à cette date, le placement en rétention des « Dublinés » est totalement illégal. Les gratte-papiers le savent parfaitement – mais ils savent aussi que s’ils faisaient du droit, ils ne feraient plus leurs chiffres. Conduit à l’aéroport, M. Mamoudou K. refuse – poliment – d’embarquer dans l’avion pour Rome. Tout fiers, les agents de la préfecture aussitôt les autorités italiennes qu’il aurait « pris la fuite » ; qu’en conséquence, le délai de reprise en charge serait prolongé de douze mois ; et ils y ajoutent – comme ça, pour rire – cinq mois supplémentaires. Total : 23 mois ! et refus d’enregistrer sa demande d’asile avant le 12 juin 2019.

Bien sûr, ce sont d’énormes âneries ; mais dans les couloirs de la préfecture, ces grosses bêtes-là circulent par troupeau.

Et les mois passent.

 

Le 5 juin 2018, M. Mamoudou K. se présente en préfecture du Nord pour demander l’enregistrement de sa demande d’asile. L’agent au guichet , faisant valoir qu’il aurait été placé « en fuite ».

Qu’à cela ne tienne : M. Mamoudou K. saisit le juge administratif, en demandant que le préfet soit enjoint à enregistrer sans plus attendre sa demande d’asile. Ses arguments sont jugés suffisamment sérieux pour que le juge des référés, « en raison de l’extrême urgence », fixe au jeudi 28 juin 2018. Le préfet est convoqué devant la juridiction administrative, et prend connaissance de l’argumentaire de M. Mamoudou K. Dès le 12 juin 2018, les agents du service « étrangers » savent pertinemment qu’ils vont être obligés, deux semaines plus tard, d’enregistrer la demande d’asile de M. Mamoudou K.

Qu’aurait fait un homme probe ? La réponse est facile.

Qu’allait faire le préfet ? La réponse sera compliquée.

 

La stratégie d’évitement des juges est un travers bien connu des administrations préfectorales. Pour éviter des condamnations qu’elles savent inévitables, diverses méthodes ont été éprouvées. Juste avant que l’étranger n’ait le temps de saisir la juridiction, il suffit de l’expulser ; et s’il a eu le temps de le faire, il reste possible, juste avant l’audience, de le régulariser ou de le libérer. Cette fois, les fonctionnaires de la préfecture vont innover : plutôt que se défiler devant l’obstacle, ils vont jouer à saute-mouton avec les magistrats.

La première victime sera le juge judiciaire. Le 20 juin 2018 (soit une semaine avant l’audience devant le juge administratif), le préfet du Nord saisit le Juge des Libertés et de la Détention (JLD) de Lille d’une , en demandant l’autorisation de faire arrêter M. Mamoudou K. dans la chambre qu’il occupe au centre d’hébergement pour demandeurs d’asile de Lille-Lesquin, afin de le placer en rétention et l’expulser vers l’Italie, par un vol qui doit décoller de Roissy le 26 juin 2018 à 9h45. C’est à dire quarante-huit heures avant l’audience devant le juge administratif…

Le JLD ne s’interroge pas sur la soudaine précipitation de l’administration à vouloir exécuter la mesure. Selon les termes de la requête, il ne s’est pourtant strictement rien passé depuis près de six mois. Et surtout, le magistrat ne pose aucune question à la préfecture. Par exemple, pour demander si, par le plus grand des hasards, des procédures seraient en cours devant d’autres juridictions.

Pourtant, poser des questions est autorisé par le Code (). Si par le passé, le requérant a fait démonstration de son mépris de la loi et des juges, c’est très conseillé. Et dans le cas d’une ordonnance rendue non-contradictoirement et que le magistrat ne pourra même pas rétracter ensuite (même s’il apprend qu’il a été escroqué), ça devrait être obligatoire.

 

Le juge examine donc la requête et les pièces qui l’accompagnent. Parmi elles, aucune trace d’une quelconque « délégation de signature » : c’est à dire d’un pouvoir qui autoriserait l’employé de la préfecture qui a formé cette demande à saisir le juge judiciaire. Alors qu’il aurait dû rejeter la requête comme irrecevable, le JLD… n’aborde même pas la question dans son .

Pourtant, c’est marqué dans le depuis 2003.

 

La requête est d’autant plus irrecevable qu’elle est dépourvue de fondement légal. A l’appui de leur , les services de la préfecture ont invoqué l’article (Code de l’Entrée, du Séjour et du Droit d’Asile). Mais ces dispositions ne concernent que les demandeurs d’asile qui n’ont pas encore fait l’objet d’un arrêté de transfert. Elles ne sont donc pas applicables à M. Mamoudou K., qui a déjà reçu une telle décision sept mois et demi plus tôt. Au lieu de rejeter derechef la requête comme irrecevable, le JLD… la complète. Son s’appuie sur un tout autre article, , auquel le préfet ne se référait même pas.

Cependant, si l’article L.561-2 II CESEDA utilisé par le JLD concerne bien les étrangers qui ont déjà reçu une décision d’éloignement – ce qui est le cas de M. Mamoudou K. – son application se limite à ceux qui font l’objet d’une assignation à résidence – ce qui n’est pas le cas de M. Mamoudou K. (pour une illustration : ). Le JLD a remplacé un article inapplicable, par un autre article qui ne l’est pas davantage.

Pourtant, c’était écrit dans le .

 

Avant d’autoriser une visite domiciliaire, le JLD doit « s’assurer » (c’est le mot utilisé dans ce texte) de l’obstruction volontaire de l’étranger à la mesure d’éloignement.

Or, la seule chose que le préfet reproche à M. Mamoudou K., c’est d’avoir refusé d’embarquer dans l’avion pour l’Italie le 10 janvier 2018.

L’unique « preuve » produite par l’administration tient en une simple phrase contenue dans un de la Police aux frontières (PAF) : « Mr K. Mamoudou a refusé l’embarquement ce jour ». Cette simple mention, faute de récit de l’incident et d’explications quant à ses circonstances, ne permet absolument pas de caractériser l’infraction. Et il n’est même pas sûr que le rédacteur de ce courriel, qui est en poste à Lille-Lesquin, ait personnellement assisté à la scène qui s’est passée à Roissy. En matière de preuve certaine (le JLD doit « s’assurer »), on a vu mieux.

Mais surtout, le refus de l’étranger est intervenu dans le cadre d’un arrêté préfectoral de placement en rétention pris le 9 janvier 2018, c’est à dire à une époque où la loi ne le permettait pas. Bref, d’un acte hors-la-loi. Si le 9 janvier 2018, de zélés gardes du corps d’Emmanuel Macron (menés par Alexandre Benalla…) avaient attendu le demandeur d’asile à sa sortie de la préfecture pour le tabasser, le bâillonner, le ligoter et l’emmener à la frontière italienne, le préfet aurait certainement osé expliquer au JLD que l’éloignement n’avait échoué que parce M. Mamoudou K. avait refusé d’être saucissonné et jeté dans le coffre de la voiture des barbouzes de l’Elysée… et que cela constituait à l’évidence une « obstruction volontaire » de sa part.

Pourtant, le même magistrat avait déjà jugé à la même époque que le placement en rétention d’un « Dubliné » était illégal () ; et la même juridiction avait déjà rappelé que le préfet ne pouvait dans ce cas reprocher à l’étranger d’avoir refusé d’embarquer ().

 

L’article L.561-2 II 1° précise que le magistrat doit en outre « s’assurer » que la décision d’éloignement est bien « exécutoire ». La mesure de transfert en Italie prise le 3 novembre 2017 restait valable jusqu’au 20 janvier 2018 (article 29 1° du ). Mais un recours suspensif ayant été introduit par l’étranger, le délai avait été prolongé six mois après la décision du tribunal administratif, soit jusqu’au 24 mai 2018 (même article). Lorsque le demandeur d’asile s’était présenté en préfecture le 5 juin 2018, le préfet aurait dû constater que la décision n’était plus exécutoire (article 29 2° du même règlement), et lui remettre les documents l’autorisant à séjourner en France. Il suffisait de se munir d’un boulier et d’un almanach Vermot pour s’en rendre compte.

Pour prolonger de douze mois supplémentaires le délai, il aurait fallu que le préfet établisse que M. Mamoudou K. avait « pris la fuite » (article 29 2° du ). Mais même à supposer que le refus d’embarquer du 10 janvier 2018 puisse lui être reproché, cette seule circonstance aurait été insuffisante. En effet, « la fuite » est définie comme des soustractions « délibérées » et « systématiques » à une décision d’éloignement. Autrement dit : il faut caractériser au moins deux refus.

Le préfet savait tout cela. Il a préféré prendre de vitesse le Président du Tribunal Administratif, qui allait le désavouer huit jours plus tard ; mentir au Juge des Libertés et de la Détention en prétendant que la mesure serait exécutoire, tout en se gardant bien de lui avouer qu’une autre juridiction était saisie et allait l’obliger à reconnaître le contraire.

Pourtant, nul n’est censé ignorer le .

 

Le plus étonnant dans l’histoire, c’est que le JLD, après avoir remis à la préfecture son , l’a reprise le lendemain pour… la corriger. Oh ! Pas dans un sens favorable à l’étranger et conforme au droit. Mais en raison d’une erreur matérielle : il était mentionné que le préfet pouvait effectuer des visites domiciliaires pendant 96 heures (4 jours), alors que l’article L.561-2 II prévoit maintenant un délai de 144 heures (6 jours). L’ n’indique pas si le magistrat s’est aperçu tout seul de son erreur, ou si quelqu’un lui a demandé de la corriger.

 

Une fois qu’il a rendu son ordonnance autorisant les visites domiciliaires, la tâche du JLD n’est pas pour autant terminée. Le CESEDA prévoit que le JLD doit maintenant « contrôler les opérations de visite », et qu’il peut pour cela « se déplacer sur les lieux » afin de « veiller au respect des dispositions légales ». Le magistrat qui a signé l’ordonnance ne s’en est absolument pas donné les moyens… Car comment se rendre sur place et contrôler les opérations, s’il n’ordonne pas d’être informé avant que ne débute la visite domiciliaire ? Au contraire, sa rappelle simplement les dispositions légales, à savoir que le procès-verbal retraçant la visite domiciliaire devait lui être transmis après la fin des opérations : quand il était trop tard pour contrôler quoi que ce soit.

 

Lundi 25 juin 2018 à 14h, les policiers sont venus frapper à la porte de la chambre de M. Mamoudou K., dans le centre d’hébergement pour demandeurs d’asile de Lesquin. Ils l’ont conduit au centre de rétention de cette même ville, qui se trouvait d’ailleurs de l’autre côté de la rue. Il a fallu avant de pouvoir récupérer les deux ordonnances du JLD et l’ de placement en rétention du préfet, qui auraient dû lui être remis (dommage qu’aucun juge n’ait pu être là pendant la visite domiciliaire pour veiller au respect des dispositions légales).

Quelques heures après son arrestation, M. Mamoudou K. saisissait le JLD d’une demande d’annulation du placement en rétention. L’audience était fixée au lendemain matin, le mardi 26 juin 2018 à 10h.

Mais dès l’aube, M. Mamoudou K. était emmené par la PAF de Lesquin à l’aéroport de Roissy. Les gros bras de l’unité nationale d’escorte, de soutien et d’intervention (l’UNESI) l’y attendaient, pour l’embarquer de force dans le vol AF1426 à destination de Venise, départ à 9h45. En pleine audience, le JLD était prévenu par un de la Police aux frontières que le requérant se trouvait maintenant dans l’avion. Le magistrat qu’il n’y avait plus lieu de statuer.

Arrivé à 11h20 à Venise, M. Mamoudou K. était remis aux policiers italiens, qui le libéraient aussitôt. Les deux policiers français repartaient en avion et atterrissaient à Roissy à 17h05. Le retour de M. Mamoudou K. en train prenait un jour de plus : après des escales à Turin, Nice et Paris, il arrivait mercredi soir à Lille, par le TGV de 23h18. Tout ça pour ça

Le lendemain matin, il se rendait à l’audience du Tribunal administratif, qui aurait dû voir son président ordonner au préfet d’enregistrer sa demande d’asile et lui remettre des papiers pour régulariser sa situation en France. Mais le juge devait constater que « la mesure de transfert a été exécutée et M. K. a été remis aux autorités italiennes ». Tout se passait comme si l’administration avait effacé sa demande d’asile en France. Sa requête ne pouvait qu’être par le juge administratif… Un an de perdu. Et une demande d’asile à recommencer depuis le début.

 

Fort de ce succès incontestable, le préfet et ses sbires ne vont certainement pas s’arrêter là. D’autres requêtes en autorisations de visites domiciliaires seront déposées devant le JLD, pour d’autres demandeurs d’asile. La seule question est de savoir si elles recevront un aussi bon accueil.