« Encore des dossiers de Roms ! » La scène se passe le 30 octobre 2013, au Bureau d’aide juridictionnelle (BAJ), section judiciaire, Tribunal de grande instance de Lille.

Régulièrement, cette institution se réunit pour examiner les dossiers déposés par des justiciables. Grâce à l’aide juridictionnelle, ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes pour assurer les frais de leur défense bénéficieront malgré tout d’un procès équitable. Créés par la loi du 10 juillet 1991, les Bureaux d’aide juridictionnelle sont le cœur et l’âme des tribunaux, une institution admirable, qui veille à ce que les plus démunis puissent faire valoir leurs droits, et soient assistés par des avocats devant toutes les juridictions. En temps normal, après plusieurs semaines – voire plusieurs mois – d’instruction de leur dossier, les demandeurs qui remplissent les se voient accorder le bénéfice de l’aide juridictionnelle. En temps normal. Mais pas ce jour-là. Le 30 octobre 2013, le BAJ de Lille rejette impitoyablement toutes les demandes des « Roms ». Rien de bien étonnant : depuis six mois, cette institution déploie une énergie considérable pour refuser toutes les demandes formées par les membres de cette minorité.

 

Jusqu’au printemps 2013, la totalité des dossiers d’aide juridictionnelle étaient instruits normalement. Mais le 20 mars 2013, la section judiciaire du Bureau d’aide juridictionnelle de Lille a convoqué l’avocat de huit requérants roms, et lui a expliqué en réunion pourquoi toutes ses demandes allaient être rejetées :

« Vos clients ont six enfants, rendez-vous compte ! Six enfants ! Certains sont très jeunes ! »

« Ils vivent presque exclusivement de prestations sociales… »

« Ils ne travaillent pas ; et pourtant, certains gagnent très bien leur vie : ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde ! »

« En plus, ils voudraient se faire payer un avocat pour les défendre !!! »

Rappelons que ces propos sont tenus dans l’enceinte d’un Palais de justice, dans une présidée par un magistrat, entouré par des fonctionnaires et des auxiliaires de justice. Ce ne sont nullement des commentaires échangés à une heure tardive au zinc du Café du commerce.

 

Suite à cette réunion du 20 mars 2013, des dizaines d’autres décisions de rejet vont suivre. En deux ans et demi, le BAJ de Lille, section judiciaire, refusera pas moins de 170 dossiers de « Roms », pour des motifs les plus divers, fantaisistes, ou saugrenus.

Des recours sont systématiquement formés devant le Premier président de la Cour d’appel, qui annule, presque toujours, les décisions de rejet et accorde l’aide juridictionnelle totale.

En réaction, le BAJ imagine de nouveaux prétextes :

  • « Absence de quittance de loyer » (s’agissant de squatteurs…)
  • « Pas d’avis d’imposition » (pour des personnes sans le moindre revenu…)
  • « Absence d’attestation de la CAF » (pour des personnes qui n’en bénéficient pas…)
  • « Absence de titre de séjour » (alors qu’un ressortissant communautaire n’a pas à produire ce justificatif…)
  • « Dossier vide » (malgré les pièces produites, qui seront d’ailleurs jugées suffisantes en appel…)
  • « Le requérant a élu domicile chez son avocat » (alors que cette domiciliation est non seulement légale, mais encore, particulièrement utile…)
  • « Aucune assignation au nom du requérant » (alors que l’intéressé est concerné par une procédure d’expulsion collective…)
  • « Aucun exposé des motifs ou des faits » (alors qu’il suffisait de lire le dossier d’aide juridictionnelle…)

Les motifs opposés aux requérants tiennent presque tous au manque de pièces justificatives, quand bien même leur production est, soit impossible du fait de leur situation, soit non-prévue par la loi.

 

En deux ans, le Premier président de la Cour a déjà cassé onze des douze moyens retenus par le BAJ. Mais celui-ci s’obstine et s’épuise : actuellement, vingt et un portent sur une question de recevabilité, pourtant déjà archi-jugée en appel.

Depuis 2013, certains tribunaux lillois, avant que le BAJ ne prenne sa décision, ont même à l’aide juridictionnelle des requérants Roms. Mais ces jugements n’ont jamais dissuadé le BAJ de rejeter in fine les dossiers d’aide juridictionnelle.

 

Le nombre de décisions infondées rendues ; la persévérance d’un même Bureau à trouver sans cesse de nouveaux moyens, à les invoquer à l’encontre d’une même population et uniquement à l’encontre de celle-ci ; l’entêtement de cette section du BAJ à maintenir sa position tout en s’opposant à celles prises par des juridictions, d’autres Bureaux ainsi que l’instance d’appel : tout ceci finit par poser difficulté. Si l’on y ajoute les propos tenus lors de la réunion du 20 mars 2013, cela devient un véritable problème.

Les institutions professionnelles (Syndicat des avocats de France et Syndicat de la magistrature notamment) n’ayant pas souhaité intervenir, le Défenseur des droits a été saisi et a ouvert une réclamation le 26 novembre 2013 (n°13-013008). Après instruction, il a transmis le 26 septembre 2014 ses observations à la Garde des Sceaux ainsi qu’aux juridictions concernées.

Le 19 février 2015, le ministère de la Justice a réagi a minima en publiant une . Cette lettre d’intention se contente de rappeler les dispositions légales, et propose des solutions pratiquement impossibles à mettre en œuvre (par exemple, conseiller de réclamer au CCAS des domiciliations… qui sont souvent refusées).

Dans l’état actuel du Droit, le nombre et la complexité des pièces justificatives exigées, pour la constitution d’un dossier de demande d’aide juridictionnelle, sont telles que les conditions d’admission ne sont jamais complètement remplies. Pour une illustration, reportez-vous à la deuxième page de la remise par le Barreau de Lille : si on suit à la lettre cet inventaire à la Prévert, pratiquement personne ne se verra plus attribuer l’aide juridictionnelle. C’est pourquoi aujourd’hui, il n’est guère difficile à un BAJ de rejeter toutes les demandes qu’il voudra, pour des motifs qui ne sont pas inscrits dans la loi mais qui s’appuient sur elle. L’insécurité juridique : voilà ce qui pourrit le royaume de l’aide juridictionnelle.

La nième , en cours d’élaboration place Vendôme, prévoit de « simplifier l’instruction de la demande d’aide juridictionnelle » grâce à « l’allégement des informations et des pièces demandées ». C’est méritoire. Mais depuis le 16 mai 2012, le de demande d’aide juridictionnelle est passé de quatre à huit pages, et il faut produire une pièce supplémentaire (l’attestation de non-prise en charge par l’assureur), laquelle s’ajoute à une liste déjà fort longue.

Les BAJ n’ont pas fini d’être, ou de ne pas être, tout ce qu’il leur plaira.