Le législateur, qui se méfie des juges, leur laisse de moins en moins de temps pour décider de maintenir en rétention des étrangers en situation irrégulière. Le gouvernement, qui se méfie des avocats (encore plus que des juges), évite autant que possible que les premiers rencontrent les seconds. Monsieur H., un étranger en situation irrégulière, allait, au cours de sa – trop longue – rétention, l’apprendre à ses dépens.

Vendredi 14 juin 2013 à 13h19, Monsieur H., qui trouve le temps long au centre de rétention administrative où il est retenu, interjette appel de l’ordonnance qui a autorisé sa seconde prolongation. Aux termes de l’article , la Cour dispose d’un délai préfix de 48 heures pour statuer. Au-delà, la juridiction d’appel est dessaisie, la requête de l’administration devient caduque, et l’étranger cesse d’être retenu (). Dimanche 16 juin 2013 à 13h19, la Cour n’ayant toujours pas statué, le sans-papier aurait dû être libéré du centre de rétention, sans autre formalité. Mais l’administration fait celle qui n’a rien vu (elle y excelle), et attend patiemment que l’autorité judiciaire, au nom de la loi, la rappelle à l’ordre.

La Cour d’appel, qui n’est guère plus empressée ni plus vigilante, tient son audience le lendemain, et rend une ordonnance lundi 17 juin 2013 à 12h53, laquelle autorise la prolongation d’une mesure de rétention… dont on se souvient qu’elle a pris fin depuis la veille.

« Hosanna ! » s’exclame le préfet, en voyant revenir l’après-midi un prisonnier, qui avait quitté le matin même le centre de rétention en homme libre. L’administration veut croire au miracle, et qu’une juridiction peut redonner vie à une mesure qui était morte. Mais l’étranger, qui a la faiblesse de croire en la justice à mon pays, a tôt fait de se souvenir des commandements du CESEDA. Notamment le septième, celui qui dit – à peu de choses près – « la liberté d’autrui tu ne reprendras, ni retiendras injustement ».

L’article 1er alinéa permet à un étranger, hors les audiences habituelles, de saisir le juge des libertés et de la détention d’une demande visant à mettre fin à sa rétention. Monsieur H. expose dans sa requête que ses geôliers n’ont aucun droit de le garder prisonnier. Depuis le 16 juin à 13h39, il est victime d’une double voie de fait : en premier lieu, la requête en prolongation du préfet est caduque, et sa rétention a pris fin à cet instant ; en second lieu, le juge d’appel avait été dessaisi au même moment : son ordonnance du lendemain était une aberration juridique.

Monsieur H. adresse sa demande de mise en liberté au tribunal, et attend tranquillement la tenue de l’audience, où il a demandé à être représenté par un avocat.

Il ne va pas être déçu de ce qui va suivre.

 

La règle est qu’en toutes circonstances, le juge doit entendre les parties avant de prendre sa décision (article ). Mais l’article 2d alinéa lui permet de s’en abstenir si « les éléments fournis à l’appui de la demande ne permettent manifestement pas de justifier qu’il soit mis fin à la rétention. » Lorsqu’il estime au premier coup d’œil que la requête est vouée à l’échec, le magistrat rend ce qui s’appelle ‘une ordonnance de tri’, par laquelle il envoie au diable rejette la demande de l’étranger.

L’ordonnance de tri est le cauchemar des avocats, plaideurs impénitents, empêcheurs de juger en rond, amis de la liberté. Elle est aussi un rêve de magistrats, la révérence faite à leur propre intelligence, l’œillade adressée à leur infaillibilité, la royale survivance des lettres de cachets et de la justice retenue. Rendre une ordonnance sans tenir d’audience, sans que les arguments des parties soient écoutés et débattus, c’est permettre aux juges d’être, tels les moutons de la fable, plein de courage en l’absence du loup.

Précisons que le législateur n’a pas poussé l’audace jusqu’à envisager que les requêtes du préfet puissent subir le même traitement. Toutes les demandes que ce dernier adresse au juge judiciaire – même les plus idiotes, et il s’en trouve – donnent obligatoirement lieu à une audience. Car si « toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue » (article 6 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme), certaines personnes sont « plus égales que d’autres » ().

En résumé : le préfet peut s’expliquer, l’étranger peut se taire.

 

Le juge qu’a saisi Monsieur H. décide donc de rendre une qui rejette la demande de remise en liberté du sans-papier, sans audience.

Selon le magistrat, « le moyen [de la tardiveté de l’ordonnance rendue par le premier président] pouvait être avancé devant la cour d’appel ; il n’appartient pas au juge des libertés et de la détention de se prononcer sur cette question ».

Chacun conviendra que c’est un peu fruste.

Il faudrait expliquer comment, sous prétexte que personne ne s’est aperçu jusque-là de l’erreur commise par le juge d’appel qui a statué le 17 juin 2013 après le délai préfix, la privation de liberté qui était illégale avant serait miraculeusement devenue légale après.

Il faudrait encore expliquer pourquoi, dès lors qu’un homme a été libéré de jure depuis plusieurs jours, et demande simplement que son statut d’homme libre soit solennellement rappelé, le magistrat ne s’émeuve pas qu’en le privant de facto de liberté, l’administration qui le retient depuis le 16 juin 2013 commet une voie de fait, qu’il appartient pourtant au juge judiciaire de faire cesser.

Il faudra enfin expliquer à quoi bon se référer à la décision rendue par la Cour, que chacun tiendra pour juridiquement impossible, nulle, non avenue et de nul effet. Dans un Etat de droit, aucune autorité judiciaire n’a le pouvoir de statuer après l’expiration d’un délai préfix : un juge ne peut plus “ordonner” quoi que ce soit, même pas de lever la rétention de l’étranger ().

Bref, un débat n’aurait pas été de trop. Les bonnes discussions évitent souvent les mauvaises décisions.

 

Bien que le juge des libertés et de la détention n’ait pas organisé d’audience avant de rendre son ordonnance, il lui faudra tout de même 29 heures après avoir été saisi pour la notifier… Conséquence ? Ce magistrat a, lui aussi, dépassé le délai préfix qui lui était imparti pour statuer (24 heures pour les juges des libertés et de la détention : article ). Ce qui, manifestement, portait derechef atteinte aux droits de la défense de Monsieur H., et constituait une raison supplémentaire d’ordonner sa mise en liberté ( ; ).

Mais le juge n’a probablement pas vu la difficulté. Lorsqu’il statue par ordonnance de tri, un magistrat défend à qui que ce soit de l’instruire de quoi que ce soit. S’il est seul, dans l’erreur ou l’ignorance, il le demeure.

 

Il n’est pas DIT que le juge des libertés et de la détention a eu tort de ne pas tirer les conséquences du dépassement du délai de 48 heures par le juge d’appel.

Il n’est pas DIT non plus qu’il a eu raison de ne pas tirer les conséquences du dépassement de son propre délai de 24 heures.

Mais il est DIT que si le juge avait tenu son audience habituelle à 10 heures du matin, il se serait rendu compte qu’il n’y avait plus lieu de statuer. Car un peu plus tôt dans la matinée, le préfet avait déjà décidé de lui-même de remettre en liberté l’étranger…

Et lorsqu’en fin d’après-midi, le juge a adressé son , tardive et sans objet, au centre de rétention, elle n’a pu être remise à Monsieur H. : il était libre depuis 9 heures du matin.

Tout ça pour ça.